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livre, raviver les braises du vivant, Baptiste Morizot
Raviver les braises du vivant
Baptiste Morizot
02 Sep, 2020
Face à la crise écologique actuelle, à la fragilisation du vivant, nos actions semblent impuissantes. Mais c’est peut-être qu’on protège mal ce qu’on comprend mal. Et si nous nous étions trompés sur la nature de la “nature” ? La biosphère n’est pas un “patrimoine” comparable à un monument qu’on détruit. Le vivant – l’ensemble des processus éco-évolutifs – est une force de régénération et de création continue. Le vivant n’est pas une cathédrale en flammes – c’est un feu qui s’éteint. Le vivant est le feu lui même. Un feu créateur. Un feu qui n’est pas en notre pouvoir, mais qui est à défendre ; fragilisé par nos atteintes, mais plus puissant que nous. Ce n’est pas nous qui l’avons fait, c’est lui qui nous a faits. Le défendre, ce n’est donc pas le rebâtir, c’est l’aviver. La biosphère est un feu vivant qui peut repartir, si nous lui restituons les conditions pour qu’il exprime sa prodigalité. Comment attiser les braises ? À partir d’une étude de cas sur une initiative de défense des forêts en libre évolution, il s’agit de montrer ce qui fait un “levier d’action écologique” d’envergure – afin de pouvoir en imaginer des milliers. Nous ne sommes pas des Humains face à la Nature. Nous sommes des vivants parmi les vivants, façonnés et irrigués de vie chaque jour par les dynamiques du vivant. Nous ne sommes pas face à face, mais côte à côte avec le reste du vivant, face au dérobement de notre monde commun. Tout l’enjeu est là : que devient l’idée de “protéger la nature” quand on a compris que le mot “nature” nous embarquait dans une impasse dualiste, et que “protéger” était une conception paternaliste de nos rapports aux milieux ? Cela devient raviver les braises du vivant, c’est-à-dire lutter pour restituer aux dynamiques de l’éco-évolution leur vitalité et leur pleine expression. Défendre nos milieux de vie multispécifiques. L’ancienne protection de la nature était confisquée par les experts et les États, cet ouvrage se penche sur des initiatives qui révèlent un mouvement puissant, qu’il faut accompagner et nourrir : la réappropriation, le reclaim citoyen de la défense du tissu du vivant, du soin des milieux de vie. Nous sommes le vivant qui se défend.
compositions personnelles, chronique d’un papa qui pédale en Val d’Azun
livres la passion de l’incertitude, Dorian ASTOR
© Éditions de l’Observatoire
“La Passion de l’incertitude”, de Dorian Astor
Catherine Portevin publié le 29 septembre 2020 3 min
« Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou » : tandis que nous courons comme des lapins dingues sous les phares des incertitudes (sanitaires, économiques, écologiques, etc.), cet aphorisme de Nietzsche provoque. L’esprit libre par excellence, dit-il, est celui qui s’entraîne à « danser jusque sur le bord des abîmes ». Facile à dire ! Il y a un petit côté « même pas peur » viriliste, chez Friedrich… que l’on retrouve d’ailleurs dans certaines invitations à jeter nos masques aux orties. Mais il y a bien autre chose dans cet appel à la légèreté – il y a le désir de vérité et la liberté, et c’est ce que le philosophe Dorian Astor, en bon nietzschéen, explore dans un livre sensible et savant : La Passion de l’incertitude (Éd. de l’Observatoire, 2020). De l’incertitude, que l’on voit toujours un peu molle, indécise, relativiste, il fait une passion contre le despotisme des fanatismes et des opinions tranchées.
- En chacun sommeille un petit despote « J’ai-Raison », que Dorian Astor reconnaît en lui-même. La philosophie elle-même, qui cherche la vérité par l’argumentation rationnelle, peut facilement devenir un art d’avoir toujours raison. Mais à sa source, il y a un désir, le désir de vérité, qui est du registre de la passion.
- Certitude et incertitude sont liées dans ce régime passionnel. « Elles travaillent les mêmes pulsions, mais empêchées dans leurs réponses, frustrées dans leur puissance ». La certitude est une pulsion assouvie – besoin d’être en sécurité, assuré, rassuré, mais aussi soif de conquête, de maîtrise, de domination. Elle est une incertitude surmontée. C’est pourquoi elle est despotique (« on n’est certain que passionnément »). L’incertitude est une certitude ébranlée, donc « une exaspération de ses besoins, une relance de son désir ». « On ne sait alors, de la certitude et de l’incertitude, laquelle déploie le plus de puissance, laquelle est action, passion ou réaction. »
- L’incertitude est souffrance. Comme toute passion, on en pâtit. Dorian Astor examine les pathologies de l’incertitude (troubles obsessionnels, jalousie…), en notant finement : « On croit souvent que l’incertitude la plus douloureuse est celle de l’avenir. Mais rien n’est plus inquiétant qu’un passé incertain. La question “que va-t-il arriver ?” est sans commune mesure moins vertigineuse que la question “que s’est-il-passé ?” (…) L’
incertitude du passé est panique de l’origine. » - Mais l’incertitude est aussi amour du monde, amour de ce qui arrive : on retrouve l’amor fati prôné par Nietzsche. Car « tout ce qui commence se sait avec certitude au milieu de l’incertain », donc hormis la naissance, rien n’est sûr. Dorian Astor prend l’exemple de la science, qui est désir de savoir mais se relance sans cesse par la passion de l’incertitude : « La grandeur de la science est d’avoir compliqué le monde et nous-mêmes. » Autre exemple : la passion amoureuse, qui commence par amour de la certitude et ne dure que par amour de l’incertitude.
- C’est pourquoi le scepticisme, qui doute du réel même, est une fausse piste. Car c’est l’incertitude qui, pour le sceptique, devient certaine, mais il en supprime la passion. « Je te tiens, comédien !, s’écrie Astor (…). Tu fis passer ta passion du néant pour un néant de passion. »
Baptiste Morizot
La réflexion et les écrits de Baptiste Morizot s’ancrent autour des relations entre l’humain et le vivant, et s’appuient sur des pratiques de terrain. Il milite pour la réappropriation de l’engagement pour défendre le vivant par chacun d’entre nous.
Etre philosophe, est-ce un métier ? Est-ce une vocation ? Comment se fabrique un concept ? Et quel est le rôle du philosophe dans la cité ?
L’invité du jour
Baptiste Morizot, écrivain et maître de conférences en philosophie à l’université d’Aix-Marseille.
Un modèle cartographique
Ma pratique de la philosophie je l’imagine depuis quelques années à partir d’un modèle cartographique. Le philosophe est un artisan bien particulier qui fait des concepts et la bizarrerie de ces concepts c’est qu’ils doivent fonctionner comme des cartes. C’est-à-dire qu’ils ont pour vocation de nous orienter dans un monde compliqué.
Baptiste Morizot
Avoir une idée
Dans l’artisanat philosophique il y a une situation bien particulière qui est assez intrigante. Le travail consiste non pas à créer l’idée mais à créer le problème. A formuler le problème de manière suffisamment précise et intense pour mettre l’esprit dans une situation telle qu’il ne peut pas faire autre chose que venir avec une idée.
Baptiste Morizot
Aller vers la clarté
Quand j’ai commencé à écrire de manière vraiment très libre, je me suis rendu compte que c’était de la philosophie. J’ai redécouvert que j’avais toujours voulu faire de la philosophie, mais dans une forme particulière. Si on veut la décrire en quelques mots ce serait d’activer toutes les puissances de la sensibilité, du raisonnement, de l’intelligence pour produire des effets d’intelligibilité. J’ai énormément de gratitude pour les intellectuels et les chercheurs qui rendent enfin intelligible, c’est-à-dire clair mais aussi vivable un pan du monde qui était opaque et violent. Et ce mouvement me permet de tisser avec ce pan de la réalité opaque, une relation qui désormais fonctionne alors que jusque-là, la confusion dans laquelle on était, induisait des relations dysfonctionnelles, et c’est ça qui me porte.
Baptiste Morizot
citations
- La Fontaine : « L’adversaire. d’une vraie liberté est un désir excessif de sécurité »
- Simone Weil (philosophe humaniste):
» C’est la liberté parfaite qu’il faut s’efforcer de se représenter clairement, non pas dans l’espoir d’y atteindre, mais dans l’espoir d’atteindre une liberté moins imparfaite que n’est notre condition actuelle ; car le meilleur n’est concevable que par le parfait. »
– Nassim Nicholas Taleb, écrivain:
“Mieux vaut avoir la conscience de l’ignorance que la certitude du savoir”
Bruno LATOUR
Bruno Latour est professeur émérite associé au médialab de Sciences Po. Il continue d’enseigner dans le programme expérimental arts et politiques (SPEAP) de Sciences Po. A partir de janvier 2018 il est également pour deux ans fellow au Zentrum für Kuntz und Medien de Karlsruhe où il a fait déjà trois expositions et professeur à temps partiel à la Hochschule für Gestaltung (Hfg) aussi à Karlsruhe. Il a écrit et édité une vingtaine d’ouvrages. Il est membre de plusieurs académies, a reçu de nombreux doctorats honoris causa et a reçu en 2013 le Prix Holberg.
Une interview sur France Inter il y a 6 mois : http://Récupération en cours…
et un article du 30/03/20 sur AOC qu’il rets e bon de ruminer…
Il y a peut-être quelque chose d’inconvenant à se projeter dans l’après-crise alors que le personnel de santé est, comme on dit, « sur le front », que des millions de gens perdent leur emploi et que beaucoup de familles endeuillées ne peuvent même pas enterrer leurs morts. Et pourtant, c’est bien maintenant qu’il faut se battre pour que la reprise économique, une fois la crise passée, ne ramène pas le même ancien régime climatique contre lequel nous essayions jusqu’ici, assez vainement, de lutter.
En effet, la crise sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une crise – toujours passagère – mais une mutation écologique durable et irréversible. Si nous avons de bonne chance de « sortir » de la première, nous n’en avons aucune de « sortir » de la seconde. Les deux situations ne sont pas à la même échelle, mais il est très éclairant de les articuler l’une sur l’autre. En tout cas, ce serait dommage de ne pas se servir de la crise sanitaire pour découvrir d’autres moyens d’entrer dans la mutation écologique autrement qu’à l’aveugle.
La première leçon du coronavirus est aussi la plus stupéfiante : la preuve est faite, en effet, qu’il est possible, en quelques semaines, de suspendre partout dans le monde et au même moment, un système économique dont on nous disait jusqu’ici qu’il était impossible à ralentir ou à rediriger. À tous les arguments des écologiques sur l’infléchissement de nos modes de vie, on opposait toujours l’argument de la force irréversible du « train du progrès » que rien ne pouvait faire sortir de ses rails, « à cause », disait-on, « de la globalisation ». Or, c’est justement son caractère globalisé qui rend si fragile ce fameux développement, susceptible au contraire de freiner puis de s’arrêter d’un coup.
En effet, il n’y a pas que les multinationales ou les accords commerciaux ou internet ou les tour operators pour globaliser la planète : chaque entité de cette même planète possède une façon bien à elle d’accrocher ensemble les autres éléments qui composent, à un moment donné, le collectif. Cela est vrai du CO2 qui réchauffe l’atmosphère globale par sa diffusion dans l’air ; des oiseaux migrateurs qui transportent de nouvelles formes de grippe ; mais cela est vrai aussi, nous le réapprenons douloureusement, du coronavirus dont la capacité à relier « tous les humains » passe par le truchement apparemment inoffensif de nos divers crachotis. A globalisateur, globalisateur et demi : question de resocialiser des milliards d’humains, les microbes se posent un peu là !
Cette pause soudaine dans le système de production globalisée, il n’y a pas que les écologistes pour y voir une occasion formidable d’avancer leur programme d’atterrissage.
D’où cette découverte incroyable : il y avait bien dans le système économique mondial, caché de tous, un signal d’alarme rouge vif avec une bonne grosse poignée d’acier trempée que les chefs d’État, chacun à son tour, pouvaient tirer d’un coup pour stopper « le train du progrès » dans un grand crissement de freins. Si la demande de virer de bord à 90 degrés pour atterrir sur terre paraissait encore en janvier une douce illusion, elle devient beaucoup plus réaliste : tout automobiliste sait que pour avoir une chance de donner un grand coup de volant salvateur sans aller dans le décor, il vaut mieux avoir d’abord ralenti…
Malheureusement, cette pause soudaine dans le système de production globalisée, il n’y a pas que les écologistes pour y voir une occasion formidable d’avancer leur programme d’atterrissage. Les globalisateurs, ceux qui depuis le mitan du XXe siècle ont inventé l’idée de s’échapper des contraintes planétaires, eux aussi, y voient une chance formidable de rompre encore plus radicalement avec ce qui reste d’obstacles à leur fuite hors du monde. L’occasion est trop belle, pour eux, de se défaire du reste de l’État-providence, du filet de sécurité des plus pauvres, de ce qui demeure encore des réglementations contre la pollution, et, plus cyniquement, de se débarrasser de tous ces gens surnuméraires qui encombrent la planète[1].
N’oublions pas, en effet, que l’on doit faire l’hypothèse que ces globalisateurs sont conscients de la mutation écologique et que tous leurs efforts, depuis cinquante ans, consistent en même temps à nier l’importance du changement climatique, mais aussi à échapper à ses conséquences en constituant des bastions fortifiés de privilèges qui doivent rester inaccessibles à tous ceux qu’il va bien falloir laisser en plan. Le grand rêve moderniste du partage universel des « fruits du progrès », ils ne sont pas assez naïfs pour y croire, mais, ce qui est nouveau, ils sont assez francs pour ne même pas en donner l’illusion. Ce sont eux qui s’expriment chaque jour sur Fox News et qui gouvernent tous les États climato-sceptiques de la planète de Moscou à Brasilia et de New Delhi à Washington en passant par Londres.
Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause.
Ce qui rend la situation actuelle tellement dangereuse, ce n’est pas seulement les morts qui s’accumulent chaque jour davantage, c’est la suspension générale d’un système économique qui donne donc à ceux qui veulent aller beaucoup plus loin dans la fuite hors du monde planétaire, une occasion merveilleuse de « tout remettre en cause ». Il ne faut pas oublier que ce qui rend les globalisateurs tellement dangereux, c’est qu’ils savent forcément qu’ils ont perdu, que le déni de la mutation climatique ne peut pas durer indéfiniment, qu’il n’y a plus aucune chance de réconcilier leur « développement » avec les diverses enveloppes de la planète dans laquelle il faudra bien finir par insérer l’économie. C’est ce qui les rend prêts à tout tenter pour extraire une dernière fois les conditions qui vont leur permettre de durer un peu plus longtemps et de se mettre à l’abri eux et leurs enfants. « L’arrêt de monde », ce coup de frein, cette pause imprévue, leur donne une occasion de fuir plus vite et plus loin qu’ils ne l’auraient jamais imaginé[2]. Les révolutionnaires, pour le moment, ce sont eux.
C’est là que nous devons agir. Si l’occasion s’ouvre à eux, elle s’ouvre à nous aussi. Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon sens : « Relançons le plus rapidement possible la production », il faut répondre par un cri : « Surtout pas ! ». La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant.
Par exemple, l’autre jour, on présentait à la télévision un fleuriste hollandais, les larmes aux yeux, obligé de jeter des tonnes de tulipes prêtes à l’envoi qu’il ne pouvait plus expédier par avion dans le monde entier faute de client. On ne peut que le plaindre, bien sûr ; il est juste qu’il soit indemnisé. Mais ensuite la caméra reculait montrant que ses tulipes, il les fait pousser hors-sol sous lumière artificielle avant de les livrer aux avions cargo de Schiphol dans une pluie de kérosène ; de là, l’expression d’un doute : « Mais est-il bien utile de prolonger cette façon de produire et de vendre ce type de fleurs ? ».
Nous devenons d’efficaces interrupteurs de globalisation.
De fil en aiguille, si nous commençons, chacun pour notre compte, à poser de telles questions sur tous les aspects de notre système de production, nous devenons d’efficaces interrupteurs de globalisation – aussi efficaces, millions que nous sommes, que le fameux coronavirus dans sa façon bien à lui de globaliser la planète. Ce que le virus obtient par d’humbles crachotis de bouches en bouches – la suspension de l’économie mondiale –, nous commençons à l’imaginer par nos petits gestes insignifiants mis, eux aussi, bout à bout : à savoir la suspension du système de production. En nous posant ce genre de questions, chacun d’entre nous se met à imaginer des gestes barrières mais pas seulement contre le virus : contre chaque élément d’un mode de production dont nous ne souhaitons pas la reprise.
C’est qu’il ne s’agit plus de reprendre ou d’infléchir un système de production, mais de sortir de la production comme principe unique de rapport au monde. Il ne s’agit pas de révolution, mais de dissolution, pixel après pixel. Comme le montre Pierre Charbonnier, après cent ans de socialisme limité à la seule redistribution des bienfaits de l’économie, il serait peut-être temps d’inventer un socialisme qui conteste la production elle-même. C’est que l’injustice ne se limite pas à la seule redistribution des fruits du progrès, mais à la façon même de faire fructifier la planète. Ce qui ne veut pas dire décroître ou vivre d’amour ou d’eau fraîche, mais apprendre à sélectionner chaque segment de ce fameux système prétendument irréversible, de mettre en cause chacune des connections soi-disant indispensables, et d’éprouver de proche en proche ce qui est désirable et ce qui a cessé de l’être.
D’où l’importance capitale d’utiliser ce temps de confinement imposé pour décrire, d’abord chacun pour soi, puis en groupe, ce à quoi nous sommes attachés ; ce dont nous sommes prêts à nous libérer ; les chaînes que nous sommes prêts à reconstituer et celles que, par notre comportement, nous sommes décidés à interrompre[3]. Les globalisateurs, eux, semblent avoir une idée très précise de ce qu’ils veulent voir renaître après la reprise : la même chose en pire, industries pétrolières et bateaux de croisière géants en prime. C’est à nous de leur opposer un contre-inventaire. Si en un mois ou deux, des milliards d’humains sont capables, sur un coup de sifflet, d’apprendre la nouvelle « distance sociale », de s’éloigner pour être plus solidaires, de rester chez soi pour ne pas encombrer les hôpitaux, on imagine assez bien la puissance de transformation de ces nouveaux gestes-barrières dressés contre la reprise à l’identique, ou pire, contre un nouveau coup de butoir de ceux qui veulent échapper pour de bon à l’attraction terrestre.
Un outil pour aider au discernement
Comme il est toujours bon de lier un argument à des exercices pratiques, proposons aux lecteurs d’essayer de répondre à ce petit inventaire. Il sera d’autant plus utile qu’il portera sur une expérience personnelle directement vécue. Il ne s’agit pas seulement d’exprimer une opinion qui vous viendrait à l’esprit, mais de décrire une situation et peut-être de la prolonger par une petite enquête. C’est seulement par la suite, si vous vous donnez les moyens de combiner les réponses pour composer le paysage créé par la superposition des descriptions, que vous déboucherez sur une expression politique incarnée et concrète — mais pas avant.
Attention : ceci n’est pas un questionnaire, il ne s’agit pas d’un sondage. C’est une aide à l’auto-description*.
Il s’agit de faire la liste des activités dont vous vous sentez privés par la crise actuelle et qui vous donnent la sensation d’une atteinte à vos conditions essentielles de subsistance. Pour chaque activité, pouvez-vous indiquer si vous aimeriez que celles-ci reprennent à l’identique (comme avant), mieux, ou qu’elles ne reprennent pas du tout. Répondez aux questions suivantes :
Question 1 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ?
Question 2 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît nuisible/ superflue/ dangereuse/ incohérente ; b) en quoi sa disparition/ mise en veilleuse/ substitution rendrait d’autres activités que vous favorisez plus facile/ plus cohérente ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 1.)
Question 3 : Quelles mesures préconisez-vous pour que les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs qui ne pourront plus continuer dans les activités que vous supprimez se voient faciliter la transition vers d’autres activités ?
Question 4 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles se développent/ reprennent ou celles qui devraient être inventées en remplacement ?
Question 5 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît positive ; b) comment elle rend plus faciles/ harmonieuses/ cohérentes d’autres activités que vous favorisez ; et c) permettent de lutter contre celles que vous jugez défavorables ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 4.)
Question 6 : Quelles mesures préconisez-vous pour aider les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs à acquérir les capacités/ moyens/ revenus/ instruments permettant la reprise/ le développement/ la création de cette activité ?
(Trouvez ensuite un moyen pour comparer votre description avec celles d’autres participants. La compilation puis la superposition des réponses devraient dessiner peu à peu un paysage composé de lignes de conflits, d’alliances, de controverses et d’oppositions.)
[1] Voir l’article sur les lobbyistes déchaînés aux Etats-Unis par Matt Stoller, « The coronavirus relief bill could turn into a corporate coup if we aren’t careful », The Guardian, 24.03.20.
[2] Danowski, Deborah, de Castro, Eduardo Viveiros, « L’arrêt de monde », in De l’univers clos au monde infini (textes réunis et présentés). Ed. Hache, Emilie. Paris, Editions Dehors, 2014. 221-339.
[3] L’auto-description reprend la procédure des nouveaux cahiers de doléance suggérés dans Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Paris, La Découverte, 2017 et développés depuis par le consortium Où atterrir http://www.bruno-latour.fr/fr/node/841.html
*L’auto-description reprend la procédure des nouveaux cahiers de doléance suggérés dans Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Paris, La Découverte, 2017 et développés depuis par un groupe d’artistes et de chercheurs.
Et le 02/06/20 :
« Le chef de l’État met en place une commission d’experts internationaux pour préparer les grands défis », écrit Le Monde dans son édition du 29 mai et les journalistes d’ajouter : « “Le choix a été fait de privilégier une commission homogène en termes de profils et d’expertise, pour avoir les réponses des académiques sur les grands défis. Mais leurs travaux ne seront qu’une brique parmi d’autres, cela n’épuisera pas les sujets”, rassure-t-on à l’Elysée ». Pourquoi ne me suis-je pas senti « rassuré » du tout ? M’est revenu le souvenir de la Restauration, à laquelle la Reprise après le confinement risque de plus en plus de ressembler : comme les Bourbons de 1814, il est bien possible que la dite commission, même composée d’excellents esprits, n’ait « rien oublié et rien appris »…
Il serait bien dommage de perdre trop vite tout le bénéfice de ce que la Covid-19 a révélé d’essentiel. Au milieu du chaos, de la crise mondiale qui vient, des deuils et des souffrances, il y au moins une chose que tout le monde a pu saisir : quelque chose cloche dans l’économie. D’abord, évidemment parce qu’il semble qu’on puisse la suspendre d’un coup ; elle n’apparaît plus comme un mouvement irréversible qui ne doit ni ralentir, ni bien sûr s’arrêter, sous peine de catastrophe. Ensuite, parce que tous les confinés se sont aperçus que les rapports de classe, dont on disait gravement qu’ils avaient été effacés, sont devenus aussi visibles que du temps de Dickens ou de Proudhon : la hiérarchie des valeurs a pris un sérieux coup, ajoutant une nouvelle touche à la célèbre injonction de l’Évangile : « Les premiers (de cordée) seront les derniers et les derniers seront les premiers » (de corvée) (Mt, 19-30)…
Que quelque chose cloche dans l’économie, direz-vous, on le savait déjà, cela ne date quand même pas du virus. Oui, oui, mais ce qui est plus insidieux, c’est qu’on se dit maintenant que quelque chose cloche dans la définition même du monde par l’économie. Quand on dit que « l’économie doit reprendre », on se demande, in petto, « Mais, au fait, pourquoi ? Est-ce une si bonne idée que ça ? ».
Voilà, il ne fallait pas nous donner le temps de réfléchir si longtemps ! Emportés par le développement, éblouis par les promesses de l’abondance, on s’était probablement résignés à ne plus voir les choses autrement que par le prisme de l’économie. Et puis, pendant deux mois, on nous a extrait de cette évidence, comme un poisson sorti de l’eau qui prendrait conscience que son milieu de vie n’est pas le seul. Paradoxalement, c’est le confinement qui nous a « ouvert des portes » en nous libérant de nos routines habituelles.
Du coup, c’est le déconfinement qui devient beaucoup plus douloureux ; comme un prisonnier qui aurait bénéficié d’une permission trouverait encore plus insupportable de retrouver la cellule à laquelle il avait fini par s’habituer. On attendait un grand vent de libération, mais il nous enferme à nouveau dans l’inévitable « marche de l’économie », alors que pendant deux mois les explorations du « monde d’après » n’avaient jamais été plus intenses. Tout va donc redevenir comme avant ? C’est probable, mais ce n’est pas inévitable.
La vie matérielle n’est pas faite, par elle-même, de relations économiques.
Le doute qui s’est introduit pendant la pause est trop profond ; il s’est insinué trop largement ; il a pris trop de monde à la gorge. Que le Président s’entoure d’un conseil d’experts économistes auraient encore paru, peut-être, en janvier, comme un signe rassurant : mais après la Covid-19, cela ne peut que susciter l’effroi : « Quoi, ils vont encore nous faire le coup de recommencer à saisir toute la situation actuelle comme faisant partie de l’économie ? Et confier toute l’affaire à une ‘commission homogène en termes de profils et d’expertise’». Mais, sont-ils encore compétents pour saisir la situation comme elle nous est apparue à la lumière de cette suspension imprévue ?
Que l’économie puisse apparaître comme détachée de l’expérience usuelle des humains, nombreux sont les chercheurs et les activistes qui le savaient, bien sûr, mais la douloureuse expérience de la pandémie, a popularisé ce décalage. Ce sont des millions de gens qui ont vécu la même expérience que Jim Carrey, le héros du Truman Show : ils ont fini par crever le bord du plateau et réalisé que le décor se détachait de l’armature métallique qui le faisait tenir debout. De cette expérience, de ce décalage, de ce doute, on ne se remet pas. Vous ne ferez jamais rentrer Carrey une deuxième fois sur votre plateau de cinéma — en espérant qu’il « marche » à nouveau !
Jusqu’ici, le terme spécialisé pour parler de ce décalage était celui d’économisation. La vie matérielle n’est pas faite, par elle-même, de relations économiques. Les humains entretiennent entre eux et avec les choses dans lesquelles ils s’insèrent une multitude de relations qui mobilisent une gamme extraordinairement large de passions, d’affects, de savoir-faire, de techniques et d’inventions. D’ailleurs, la plupart des sociétés humaines n’ont pas de terme unifié pour rendre compte de cette multitude de relations : elles sont coextensives à la vie même. Marcel Mauss depuis cent ans, Marshall Sahlins depuis cinquante, Philippe Descola ou Nastassja Martin aujourd’hui, bref une grande partie de l’anthropologie n’a cessé d’explorer cette piste[1].
Il se trouve seulement que, dans quelques sociétés récentes, un important travail de formatage a tenté (mais sans jamais y réussir complètement) de réduire et de simplifier ces relations, pour en extraire quelques types de passion, d’affect, de savoir-faire, de technique et d’invention, et d’en ignorer tous les autres. Utiliser le terme d’économisation, c’est souligner ce travail de formatage pour éviter de le confondre avec la multitude des relations nécessaires à la continuation de la vie. C’est aussi introduire une distinction entre les disciplines économiques et l’objet qui est le leur (le mot « disciplines » est préférable à celui de « sciences » pour bien souligner la distance entre les deux). Ces activités procèdent au formatage, à ce qu’on appelle des « investissements de forme », mais elles ne peuvent tenir lieu de l’expérience qu’elles simplifient et réduisent. La distinction est la même qu’entre construire le plateau où Jim Carrey va « se produire » et diffuser la production dans laquelle il va devoir jouer.
L’habitude a été prise de dire que les disciplines économiques performent la chose qu’elles étudient — l’expression est empruntée à la linguistique pour désigner toutes les expressions qui réalisent ce qu’elles disent par l’acte même de le dire — promesses, menaces ou acte légal[2]. Rien d’étrange à cela, et rien non plus de critique. C’est un principe général qu’on ne peut saisir un objet quelconque sans l’avoir préalablement formaté.
Par exemple, il y a aujourd’hui peu de phénomène plus objectif et mieux assuré que celui de l’asepsie. Pourtant, quand je veux prouver à mon petit-fils de dix ans, l’existence de l’asepsie, je dois lui faire apprendre l’ensemble des gestes qui vont conserver à l’abri de toute contamination le bouillon de poulet qu’il a enfermé dans un pot à confiture (et ce n’est pas facile à expliquer par Zoom pendant le confinement). Il ne suffit pas de lui montrer des ballons de verre sortis des mains du verrier de Pasteur dont le liquide est encore parfaitement pur après cent cinquante ans. Il faut qu’Ulysse obtienne la réalisation de ce fait objectif par l’apprentissage de tout un ensemble de pratiques qui rendent possible l’émergence d’un phénomène entièrement nouveau : l’asepsie devient possible grâce à ces pratiques et n’existait pas auparavant (ce qui va d’ailleurs créer, pour les microbes, une pression de sélection tout à fait nouvelle, elle aussi). La permanence de l’asepsie comme fait bien établi dépend donc de la permanence d’une institution — et des apprentissages soigneusement entretenus dans les laboratoires, les salles blanches, les usines de produits pharmaceutiques, les salles de travaux pratiques, etc.
En poursuivant le parallèle, l’économisation est un phénomène aussi objectif, mais également aussi soigneusement et obstinément construit, que l’asepsie. Il suffit qu’Ulysse fasse la moindre erreur dans l’ébouillantement de son flacon de verre, ou dans la mise sous couvercle, et, dans quelques jours, le bouillon de poulet sera troublé. Il en est de même avec l’économisation : il suffit de nous laisser deux mois confinés, hors du cadrage habituel, et voilà que les « mauvaises habitudes » reviennent, que d’innombrables relations dont la présence étaient oubliée ou déniée se mettent à proliférer. Se garder des contaminations est aussi difficile que de rester longtemps économisable. La leçon vaut pour la Covid aussi bien que pour les disciplines économiques. Il faut toujours une institution en bon état de marche pour maintenir la continuité d’un fait ou d’une évidence.
L’Homo oeconomicus existe mais il n’a rien de naturel, de natif ou de spontané. Relâchez la pression, et voilà qu’il s’émancipe, comme les virus soudainement abandonnés dans un laboratoire dont on aurait coupé les crédits
Pas plus que les microbes n’étaient préparés à se trouver affrontés aux gestes barrières de l’asepsie inventés par les pastoriens, les humains plongés dans les relations matérielles avec les choses dont ils jouissaient, ne s’étaient préparés au dressage que l’économisation allait leur imposer à partir du 18ème siècle. De soi, personne ne peut devenir un individu détaché, capable de calculer son intérêt égoïste, et d’entrer encompétition avec tous les autres, à la recherche d’un profit. Tous les mots soulignés désignent des propriétés qui ont fini par exister bel et bien dans le monde, mais qu’il a fallu d’abord extraire, maintenir, raccorder, assurer par un immense concours d’outils de comptabilité, de titres de propriétés, d’écoles de commerce et d’algorithmes savants. Il en est de l’Homo oeconomicus comme des lignées pures de bactéries cultivées dans une boite de Pétri : il existe, mais il n’a rien de naturel, de natif ou de spontané. Relâchez la pression, et voilà qu’il s’émancipe, comme les virus soudainement abandonnés dans un laboratoire dont on aurait coupé les crédits — prêts à faire ensuite le tour du monde.
On peut même aller plus loin. Dans un livre plein d’humour (et dans un article récent de Libération), David Graeber fait la suggestion que la « mise en économie » est d’autant plus violente que le formatage est plus difficile et que les agents « résistent » davantage à la discipline[3]. Moins l’économisation paraît réaliste, plus il faut d’opérateurs, de fonctionnaires, de consultants, de comptables, d’auditeurs de toutes sortes pour en imposer l’usage. Si l’on peut assez facilement compter le nombre de plaques d’acier qui sortent d’un laminoir : un œil électronique et une feuille de calcul y suffiront ; pour calculer la productivité d’une aide-soignante, d’un enseignant ou d’un pompier, il va falloir multiplier les intermédiaires pour rendre leur activité compatible avec un tableau Excel. D’où, d’après Graeber, la multiplication des « jobs à la con ».
Si l’expérience de la pandémie a un sens, c’est de révéler la vitesse à laquelle la notion de productivité dépend des instruments comptables. Oui, c’est vrai, on ne peut pas calculer bien exactement la productivité des enseignants, des infirmières, des femmes au foyer. Quelle conclusion en tirons-nous ? Qu’ils sont improductifs ? Qu’ils méritent d’être mal payés et de se tenir au bas de l’échelle ? Ou que c’est sans importance, parce que ce le problème n’est pas là ? Quel que soit le nom que vous donniez à leur « production », elle est à la fois indispensable et incalculable : eh bien, que d’autres s’arrangent avec cette contradiction : cela veut simplement dire que ces activités appartiennent à un genre d’action inéconomisable. C’est la réalisation par tout un chacun que ce défaut de comptabilité est « sans importance » qui sème le doute sur toute opération d’économisation. C’est là où la prise économique sur les conditions de vie se sépare de ce qu’elle décrivait, comme un pan de mur craquelé se détache du décor.
« Mais sûrement, diront les lecteurs, à force de disciplines économiques qui instituent l’économie comme extraction des relations qui permettent la vie, nous, en tous cas, nous les producteurs et les consommateurs des pays industriels, nous sommes biendevenus, après tant de formatage, des gens économisables de part en part et sans quasi de résidu. Il peut bien exister ailleurs, autrefois, et dans les émouvants récits des ethnologues, d’autres façons de se relier au monde, mais c’est fini pour toujours, en tous cas pour nous. Nous sommes bel et bien devenus ces individus égoïstes en compétition les uns avec les autres, capables de calculer nos intérêts à la virgule près ? »
C’est là, où le choc de la Covid oblige à réfléchir : croire à ce caractère irréversible, c’est comme de croire que les progrès de l’hygiène, des vaccins, et des méthodes antiseptiques nous avaient débarrassé pour toujours des microbes… Ce qui était vrai en janvier 2020, ne l’est peut-être plus en juin 2020.
Il suffit d’une pause de deux mois pour réussir ce que les nombreux travaux des sociologues des marchés et des anthropologues des finances n’auraient jamais pu obtenir : la conviction largement partagée que l’économie tient aussi longtemps que l’institution qui la performe — mais pas un jour de plus. Le pullulement des modes de relations nécessaires à la vie continue, déborde, envahit l’étroit format de l’économisation, comme le grouillement des milliards de virus, de bactériophages et de bactéries continue de relier, de milliards de façons différentes, des êtres aussi éloignés que des chauve-souris, des chinois affamés ou gastronomes, sans oublier peut-être Bill Gates et le Dr Fauci. En voilà une contamination : d’une cinquantaine de collègues à des dizaines de millions de personnes qui rejoignent sans coup férir les très nombreux mouvements, syndicats, partis, traditions diverses qui avaient déjà de très bonnes raisons de se méfier de l’économie et des économistes (aussi « experts », « homogènes » et qualifiés qu’ils soient). L’infortuné Jim Carrey est devenu foule.
Ce que la pandémie rend plus intense, ce n’est donc pas simplement un doute sur l’utilité et la productivité d’une multitude de métiers, de biens, de produits et d’entreprises — c’est un doute sur la saisie des formes de vie dont chacun a besoin pour subsister par les concepts et les formats venus de l’économie. La productivité — son calcul, sa mesure, son intensification — est remplacée peu à peu, grâce au virus, par une question toute différente : une question de subsistance. Là est le virage ; là est le doute ; là est le ver dans le fruit : non pas que et comment produire, mais « produire » est-il une bonne façon de se relier au monde ? Pas plus qu’on ne peut continuer de « faire la guerre » au virus en ignorant la multitude des relations de coexistence avec eux, pas plus on ne peut continuer « à produire » en ignorant les relations de subsistance qui rendent possible toute production. Voilà la leçon durable de la pandémie.
Et pas simplement parce que, au début, pendant deux mois, on a vu passer beaucoup de cercueils à la télé et entendu des ambulances traverser les rues désertes ; mais aussi parce que, de fil en aiguille, de questions de masques en pénurie de lits d’hôpital, on en est venu à des questions de valeur et de politique de la vie — ce qui la permet, ce qui la maintient, ce qui la rend vivable et juste.
Au début, bien sûr, c’était empêcher la contagion, par l’invention paradoxale de ces gestes barrières qui exigeaient de nous, par solidarité, de rester enfermés chez nous. Ensuite, deuxième étape, on a commencé à voir proliférer en pleine lumière ces métiers de « petites gens » dont on s’apercevait, chaque jour davantage, qu’ils étaient indispensables — retour de la question des classes sociales, clairement racialisées. Retour aussi des durs rapports géopolitiques et des inégalités entre pays, rendus visibles (c’est là une autre leçon durable) produit par produit, chaîne de valeur par chaîne de valeur, route de migration par route de migration.
Troisième étape, la hiérarchie des métiers a commencé à s’ébranler : on se met à trouver mille qualités aux métiers mal payés, mal considérés, qui exigent du soin, de l’attention, des précautions multiples. Les gens les plus indifférents se mettent à applaudir les « soignants » de leur balcon ; là où ils se contentaient jusqu’ici de tondre le gazon, les cadres supérieurs s’essayent à la permaculture ; même les pères en télétravail s’aperçoivent que, pour enseigner l’arithmétique à leurs enfants, il faut mille qualités de patience et d’obstination dont ils n’avaient jamais soupçonné l’importance.
Va-t-on s’arrêter là ? Non, parce que le doute sur la production possède une drôle de façon de proliférer et de contaminer de proche en proche tout ce qu’il touche : dès qu’on commence à parler de subsistance ou de pratiques d’engendrement, la liste des êtres, des affects, des passions, des relations qui permettent de vivre ne cesse de s’allonger. Le formatage par l’économisation avait justement pour but, comme d’ailleurs l’asepsie, de multiplier les gestes barrières afin de limiter le nombre d’êtres à prendre en compte, dans tous les sens du mot. Il fallait empêcher la prolifération, obtenir des cultures pures, simplifier les motifs d’agir, seul moyen de rendre les microbes ou les humains, connaissables, calculables et gérables. Ce sont ces barrières, ces barrages, ces digues qui ont commencé à craquer avec la pandémie.
Le nouveau régime climatique, surajouté à la crise sanitaire, fait peser sur toute question de production un doute si fondamental qu’il ne fallait que deux mois de confinement pour en renouveler l’enjeu.
Ce qui n’aurait pas été possible sans la persistance d’une autre crise qui la déborde de toute part. Par une coïncidence qui n’est d’ailleurs pas complètement fortuite, le coronavirus s’est répandu à toute vitesse chez des gens déjà instruits de la menace multiforme qu’une crise de subsistance généralisée faisait peser sur eux. Sans cette deuxième crise, on aurait probablement pris la pandémie comme un grave problème de santé publique, mais pas comme une question existentielle : les confinés se seraient gardés de la contagion, mais ils ne se seraient pas mis à discuter s’il était vraiment utile de produire des avions, de continuer les croisières dans des bateaux géants en forme de porte-conteneurs, ou d’attendre de l’Argentine qu’elle fournisse le soja nécessaire aux porcs bretons. Le nouveau régime climatique, surajouté à la crise sanitaire, fait peser sur toute question de production un doute si fondamental qu’il ne fallait que deux mois de confinement pour en renouveler l’enjeu. D’où l’extension prodigieuse de la question de subsistance.
Si la crise sanitaire a rappelé le rôle des petits métiers, si elle a donné une importance nouvelle aux professions du soin, si elle a rendu encore plus visible les rapports de classe, elle a aussi peu à peu rappelé l’importance des autres participants aux modes de vie, les microbes d’abord, et puis, de fil en aiguille tout ce qu’il faut pour maintenir en état une économie dont on s’imaginait jusqu’ici qu’elle était la totalité de l’expérience et qu’elle allait « reprendre ». Même la journaliste la plus obtuse qui continue à opposer ceux qui se préoccupent du climat et ceux qui veulent « remplir le frigo », ne peut plus ignorer qu’il n’y a rien dans le frigo qui ne dépendent du climat — sans oublier les innombrables micro-organismes associés à la fermentation des fromages, des yaourts et des bières…
Une citation du livre de Graeber sur l’origine de la valeur (vieux débat chez les économistes) résume la situation nouvelle. Il rappelle que la notion de valeur-travail était devenue une évidence au 19ème siècle avant de disparaître sous les coups de boutoir du néolibéralisme au 20ème — ce siècle si oublieux de ces conditions de vie. D’où l’injustice sur les causes de la valeur résumée par cette phrase : « Aujourd’hui, si vous évoquez les ‘producteurs de richesses’, tout le monde pensera que vous voulez parler des capitalistes, certainement pas des travailleurs. » Mais une fois remise en lumière l’importance du travail et du soin, voilà que l’on s’aperçoit très vite que bien d’autres valeurs, et bien d’autres « travailleurs » doivent passer à l’action pour que les humains puissent subsister. Pour capter la nouvelle injustice, il faudrait réécrire la phrase de Graeber : « Aujourd’hui, si vous évoquez les ‘producteurs de richesses’ tout le monde pensera que vous parlez des capitalistesou des travailleurs, certainement pas des vivants ».
Sous les capitalistes, les travailleurs, et sous les travailleurs, les vivants. La vieille taupe continue toujours à bien travailler ! L’attention s’est décalée non pas d’un cran, mais de deux. Le centre de gravité s’est décalé lui aussi.[4] D’autres sources de la valeur se sont manifestées. C’est ce monde-là qui apparaît en pleine lumière, refuse absolument d’en rester au statut de « simple ressource » que lui octroie par condescendance l’économie standard, et qui déborde tous les gestes barrières qui devaient les tenir éloignés. C’est très bien de produire, mais encore faut-il subsister ! Quelle étonnante leçon que celle de la pandémie : on croit qu’il est possible d’entrer en guerre avec les virus, alors qu’il va falloir apprendre à vivre avec eux sans trop de dégât pour nous ; on croit qu’il est souhaitable d’effectuer une Reprise Économique, alors qu’il va probablement falloir apprendre à sortir de l’Économie, ce résumé simplifié des formes de vie
[1] Immense littérature, mais en vrac, Sahlins, Marshall. Âge de pierre, âge d’abondance. Economie des sociétés primitives. Paris: Gallimard, 1976 ; Descola, Philippe. The Ecology of Others (translated by Geneviève Godbout and Benjamin P. Luley). Chicago: Prickly Paradigm Press, 2013 ; Martin, Nastassja. Les âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska. Paris: La Découverte, 2016 ; et pour les sociétés industrielles, Callon, Michel, ed. Sociologie des agencements marchands. Textes choisis. Paris: Presses de l’Ecole nationale des mines de Paris, 2013 ; Mitchell, Timothy. Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole (traduit par Christophe Jacquet). Paris: La Découverte, 2013.
[2] MacKenzie, Donald, Fabian Muniesa, and Lucia Siu, eds. Do Economists Make Markets? On the Performativity of Economics. Princeton: Princeton University Press, 2007.
[3] 2018. Bullshit Jobs. Paris: Les liens qui libèrent, David Graeber (traduit par Elise Roy) ; et son opinion dans Libération https://www.liberation.fr/debats/2020/05/27/vers-une-bullshit-economy_1789579
[4] C’est toute l’entreprise de philosophie des vivants déployée par Baptiste Morizot et en particulier sa critique de la notion même de production.
article Jean François COLLIN, AOC
Que faire de nos indignations ?
HAUT FONCTIONNAIRE
Pris dans un flux continu de violence, de réformes, de décisions que nous ne comprenons pas mais qui changent nos vies, il semble ne nous rester que l’indignation. Une simple énumération subjective et non-exhaustive des sujets qui nous ont occupés au cours des trois dernières semaines montre qu’il est impossible pour un citoyen dont ce n’est pas le métier, de suivre la vie publique autrement qu’à travers ses émotions. Pourtant, la somme de nos indignations ne fait ni un projet ni un programme permettant de nous rassembler vers des buts communs et il est urgent de tenter malgré tout quelques propositions.
En 2010, Stéphane Hessel nous appelait à nous indigner avec un petit manifeste qui connut un immense succès, l’indignation étant pour lui le premier pas vers la résistance. Son expérience lui avait enseigné que la résistance pouvait produire un programme politique, celui du Conseil national de la Résistance, aussi peu lu aujourd’hui qu’il est fréquemment invoqué.
Hélas, ne nous reste que l’indignation. Nous sommes tous indignés pour des raisons diverses et parfois contradictoires, mais nos indignations multiples ne font ni un projet ni un programme permettant de nous rassembler vers des buts communs. Elles nous étouffent.
Bousculés par ce flux continu de violence, de réformes, de décisions que nous ne comprenons pas mais qui changent nos vies, nous réagissons avec nos tripes plus qu’avec notre cerveau et cette succession d’emportements sans direction ferme nous laisse soit hagards et désorientés, soit vindicatifs et enfermés dans ce qui nous reste de certitude, tant le sol se dérobe sous nos pas.
J’écris « nous » en pensant que vous, que mon voisin, que beaucoup de mes amis, beaucoup de ceux que je ne connais pas, la plupart d’entre nous, partagent ce sentiment d’hébétude, que ce qui travaille notre société est violent, nous bouscule, ne nous laisse pas en paix et nous désoriente.
Mais c’est de mon propre désarroi au cours des toutes dernières semaines face à une série d’évènements, dont il est question dans les lignes qui suivent. Je fais l’hypothèse de n’être pas le seul à l’éprouver et je fais part de ma tentative d’y apporter un remède par une compréhension rationnelle de ce qui se passe, voir de proposer quelques idées pour le surmonter.
Crise sanitaire et restriction de nos libertés
Depuis le mois de mars, nous avons perdu le contrôle de nos vies, désormais réglées par les autorités politiques et administratives, au gré de l’évolution de l’épidémie provoquée par le Covid-19 qui a provoqué la mort d’un peu plus de 30 000 personnes en France, où meurent chaque année environ 600 000 d’entre nous. Nous avons découvert que notre système sanitaire était bien mal en point, incapable de faire face à l’épidémie en raison de la politique conduite depuis des années. Et si nous sommes finalement peu nombreux à avoir perdu la vie à cause de ce virus, pour le moment, nous avons tous perdu une grande partie de nos libertés et nous acceptons sans trop broncher des interdictions qui nous auraient parues inimaginables il y a un an.
Jusqu’à quel point notre capacité à vivre libres en sera-t-elle affectée ? Nul ne peut le dire aujourd’hui.
Mercredi 14 octobre, le président de la République nous a annoncé qu’à compter du 17 octobre, nous allions vivre sous un régime de couvre-feu, pour une période de quatre à six semaines. Ce terme ancien est lié à des épisodes toujours dramatiques de l’histoire : guerres civiles ou étrangères, coups d’État, etc. Par une fâcheuse coïncidence, c’est en manifestant à Paris un 17 octobre, en 1961, contre un couvre-feu imposé aux seuls Nord-Africains que des dizaines d’Algériens furent assassinés en une nuit, en plein Paris, victimes d’une sanglante répression organisée par le préfet de police Maurice Papon, sous l’autorité du Premier ministre Michel Debré et du président de la République Charles De Gaulle.
Pas plus qu’au printemps dernier les hôpitaux français ne sont préparés à accueillir des milliers de patients nécessitant des soins en réanimation. Le recrutement annoncé de personnel soignant dans les hôpitaux est souvent resté virtuel, si l’on en croit ceux qui y travaillent. Dans certaines régions, il y a moins de lits d’urgence aujourd’hui qu’il n’y en avait au mois de mars dernier. La campagne de tests, mal organisée, ne permet pas de détecter à temps les personnes susceptibles d’en contaminer d’autres. Les plus scrupuleux restent chez eux en attendant les résultats, ceux qui ne peuvent pas se le permettre ou qui prennent cette maladie moins au sérieux continuent à vaquer à leurs occupations. Les mêmes causes produisent les mêmes effets.
La gestion de la pandémie par le gouvernement aura été tellement chaotique depuis le mois de mars, ponctuée de déclarations contradictoires et de mensonges (chacun se souvient de l’organisation des élections municipales à la veille du confinement, ou des discours hallucinants de la porte-parole du gouvernement sur la dangerosité du port du masque) que la confiance est ruinée et que toutes les décisions, même bonnes, sont contestées. On accusait hier le gouvernement d’impéritie parce qu’il n’était pas capable de fournir des masques aux médecins, aux infirmiers et à tous ceux qui devaient se rendre quotidiennement au travail. On dénonce aujourd’hui l’obligation de porter le masque partout comme une atteinte aux libertés et un élément de délitement social.
Nous avons appris début octobre que la Direction Générale de la Santé avait confié à l’entreprise américaine Microsoft, de gré à gré, sans mise en concurrence avec d’autres éventuels fournisseurs, la gestion d’une vaste plateforme destinée à recueillir toutes les données de santé des Français pour en permettre un traitement de masse (« Health Data Hub » comme on dit en bon français). Nos autorités n’y ont rien trouvé à redire, malgré les discours solennels sur la relocalisation des activités, en particulier lorsqu’elles concernent des domaines stratégiques. Les informations sur la santé des Français pouvant être exploitées par les groupes pharmaceutiques nord-américains ne font sans doute pas partie de cette catégorie.
Il s’est trouvé, cependant, un certain nombre d’entreprises françaises pour protester, car elles auraient souhaité prendre en charge cette activité, et la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a demandé qu’il soit mis fin à ce contrat et que le versement de ces informations sur une plateforme gérée à l’étranger soit interrompu. Le Conseil d’État n’a, hélas, pas suivi cet avis et la mise en œuvre de ce contrat se poursuit, quelle que soit notre indignation, bien justifiée en l’occurrence.
Le terrorisme islamiste, encore !
Nous n’avions pas eu le temps de formuler la moitié des invectives dont nous débordions contre le couvre-feu qui ne nous laisse comme liberté que celle de nous entasser dans les métros et les RER pour aller travailler, que déjà notre capacité d’indignation était mobilisée par un crime atroce : l’assassinat de Samuel Paty, le vendredi 16 octobre, à Conflans-Sainte-Honorine, par un jeune russe d’origine tchétchène âgé de 18 ans auquel le droit d’asile avait été accordé suite à une décision de la Cour nationale du droit d’asile.
La décapitation d’un professeur d’histoire-géographie pour avoir fait un cours sur la liberté d’expression en utilisant les caricatures de Charlie Hebdo, celles-là mêmes au nom desquelles des islamistes avaient massacré la rédaction du journal en 2015, suscite l’horreur, la colère, l’envie d’en découdre et d’en finir une fois pour toutes avec ces actes répétés de barbarie dirigés contre la République et ses principes.
La décapitation de Samuel Paty a été précédée le 25 septembre, rue Nicolas Appert, devant l’ancienne adresse de Charlie hebdo, de l’attaque avec un hachoir de boucher de deux salariés d’une société de production qui par malheur fumaient une cigarette dans la rue à ce moment-là. L’attentat a été perpétré par Zaheer Hassan Mahmoud, d’origine pakistanaise bénéficiant du statut de mineur isolé étranger après avoir menti sur son âge qui était de 25 ans non de 18 ans. Il est venu tuer des membres de la rédaction de Charlie hebdo dont il ignorait qu’elle avait déménagé (il est décidément dur d’être aimé par des cons !), parce qu’il n’avait pas supporté la réédition des caricatures de Mahomet à l’occasion du procès en cours d’une partie des responsables du massacre de la rédaction de l’hebdomadaire le 7 janvier 2015.
Le pays a été saisi d’horreur par cet assassinat d’un professeur, commis en plein jour, à proximité du collège où il enseignait. On peut supposer qu’à l’horreur se mêle la crainte, car si ce type d’assassinat est possible à Conflans-Sainte-Honorine, ne sommes-nous pas tous menacés par les barbares ?
Notre réaction spontanée est de vouloir répondre aux barbares par les moyens de la barbarie ; c’est en tout cas la mienne. Puisqu’ils profitent de la démocratie et de la protection que nous leur offrons contre une menace pesant sur eux dans leur pays d’origine, pour nous assassiner, cessons de leur assurer cette protection, instaurons à leur endroit un droit d’exception qui ne leur permettra plus d’utiliser les moyens de la démocratie pour l’assassiner.
Les appels à frapper fort viennent de tous côtés : il faut cesser d’être naïf ! Cesser de reculer ! Ne pas se coucher ! Faire respecter nos principes et nos valeurs ! Mais les mêmes mots ont été prononcés à chaque fois avec plus ou moins de nuances.
S’il était facile d’expulser toutes les personnes inscrites au « fichier S », il y a longtemps que ce serait fait. Mais voilà, beaucoup d’entre elles sont de nationalité française et ne peuvent pas être expulsées, sauf peut-être sur la planète Mars. Quant aux étrangers, ils ne peuvent être expulsées que si un pays d’accueil les accepte sur son territoire.
Nous n’avons cessé d’adopter de nouvelles lois visant à limiter l’immigration et agir avec plus d’efficacité contre le terrorisme, sans résultats. Il y a des limites aux atteintes que nous pouvons porter aux principes fondamentaux de notre droit et les atteintes aux libertés des uns restent rarement sans effets sur le reste de la population.
En 2015, après le massacre du Bataclan, François Hollande, certainement réellement bouleversé par cette atrocité et désireux de réagir avec force, proposa d’étendre les possibilités de déchoir de la nationalité française des individus fraîchement naturalisés coupables d’actes terroristes. Il pensait avoir le soutien de tous, ce qui était sans doute le cas au lendemain du massacre. Mais très vite la France se divisa.
La gauche en particulier, dont une partie et j’étais de ceux-là, y voyait une nouvelle trahison. Certains décideront à ce moment que ce Président-là n’aurait plus jamais leur suffrage s’il venait à se représenter et ce moment fut le début de la fin pour la coalition au pouvoir. Aurions-nous tous la même position aujourd’hui si le débat venait à se représenter ? Je ne suis pas certain de la mienne, même si ce sujet mériterait de longs développements.
Comment ne pas être étonné de voir les mêmes personnes qui célébraient il y a quelques mois le courage de ceux qui aidaient les réfugiés syriens, libyens ou d’autres origines, arrivant par l’Italie à la frontière française à échapper aux contrôles policiers pour leur interdire l’accès au territoire français, demander aujourd’hui le renvoi dans leur pays de tous les islamistes intégristes et un encadrement plus ferme des conditions d’exercice du culte musulman en France ? La réponse est bien sûr dans l’indignation face à l’assassinat de Samuel Paty.
Cependant, ceux qui aidaient les réfugiés à la frontière italienne n’avaient pas forcément tort. La France a signé la convention de Genève sur le droit d’asile qui nous fait obligation d’accueillir et de protéger ceux qui fuient la guerre ou la persécution dans leur pays. Les conditions de mise en œuvre du droit d’asile en Europe depuis l’accord de Dublin, sont inacceptables. L’Europe laisse l’Italie et la Grèce se débrouiller avec le problème et refuse de le prendre en charge réellement. Pas étonnant que ceux qui sont entassés dans des camps de fortune cherchent à s’en échapper pour tenter leur chance ailleurs en Europe.
Comment peut-on en même temps s’insurger contre les restrictions de liberté imposées à tous les Français depuis 2015, d’abord au nom de la lutte contre le terrorisme puis pour des raisons sanitaires, et réclamer un droit d’exception pour une partie de la population du pays ? L’indignation n’est pas toujours bonne conseillère.
Quand les gardiens des institutions les mettent en danger
Le couvre-feu puis les attentats islamistes ont occulté d’autres nouvelles. Celle-ci, par exemple, qui n’est pourtant pas sans importance.
Le 12 octobre, l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy a été mis en examen pour « association de malfaiteurs ». Cette décision résulte des développements de l’enquête sur le financement de sa campagne électorale de 2007, financement qui aurait pu être en partie assuré par la Libye de Kadhafi. L’intéressé clame bien sûr son innocence, mais cette campagne électorale lui a déjà valu trois autres motifs de mise en examen et le jugement a jusqu’à présent pu être reporté grâce au zèle des avocats qui assurent sa défense.
Dans le même ordre d’idée, une radio de service public présente comme une révélation, le 20 octobre, le fait que les comptes de campagne des candidats Chirac et Balladur pour l’élection présidentielle de 1995 auraient dû être rejetés par le Conseil Constitutionnel, mais que celui-ci les a délibérément maquillés pour les rendre acceptables, en justifiant cette forfaiture par le désir de ne pas provoquer une crise institutionnelle. En effet, le rejet des comptes de campagne de Jacques Chirac, alors qu’il était déjà en exercice, aurait pu ouvrir la voie à sa destitution. Plusieurs membres du Conseil Constitutionnel à cette époque avaient déjà fait cette confidence, y compris Roland Dumas qui en était le président. Mais les archives de l’institution ont permis d’établir les conditions dans lesquelles le Conseil Constitutionnel s’était rendu coupable d’une action aussi condamnable.
Quelle confiance pouvons-nous dès lors accorder à cette institution si particulière, chargée de protéger la Constitution, la loi fondamentale sur laquelle repose la cohésion de la nation, si elle la bafoue pour des raisons purement politiques ? La réponse à cette question est malheureusement très claire, le prestige, la crédibilité de cette institution qui devrait être insoupçonnable, en ressortent gravement atteints et avec le Conseil Constitutionnel, c’est le respect de toutes les institutions de la République qui se trouve mis en cause.
Jacques Chirac ne rendra désormais plus aucun comptes de ses actes, beaucoup de responsables politiques de droite et de gauche se sont employés à ce qu’il en soit ainsi. En revanche, Édouard Balladur, sauvé par le Conseil Constitutionnel en 1995, pourrait devoir s’expliquer prochainement devant un tribunal puisque le financement de ses dépenses en 1995 aurait pu être assuré en partie par les rétro-commissions versées dans le cadre de la vente par la France de frégates militaires au Pakistan.
La fin du mois de septembre et le début du mois d’octobre ont également été marqués par la polémique entourant le rachat de la société Suez par Veolia, avec le concours actif de la maison-mère de Suez, Engie. Les deux entreprises interviennent dans le même secteur, elles sont concessionnaires des collectivités locales pour la distribution de l’eau potable et son assainissement. Les deux sociétés se partagent l’essentiel du marché français. La fusion des deux donnerait naissance à un quasi-monopole dans notre pays, au nom de la « nécessité de constituer des champions nationaux ».
La reprise en régie par quelques grandes collectivités de la gestion de l’eau depuis une quinzaine d’années a montré à quel point ces entreprises faisaient payer trop cher ce service public essentiel, en profitant de leur position dominante et de la faiblesse des communes face à ces mastodontes. On peut redouter que ce soit encore pire demain. Comment expliquer que l’État, actionnaire d’Engie, n’ait pas empêché cette OPA et l’ait même accueillie favorablement si l’on en croit les propos du premier ministre Jean Castex, avant que le gouvernement ne soit obligé de rétropédaler face aux protestations ? L’ancien ministre du redressement industriel Arnaud Montebourg parle de scandale d’État, en soulignant la proximité entre le président de la République et celui de la société Veolia qui avait soutenu la candidature d’Emmanuel Macron.
Notre indignation n’aura eu guère le temps de durer plus que la réunion d’un conseil d’administration d’Engie, d’autres motifs nous attendaient déjà.
Explosion de la pauvreté et réorganisation du capitalisme
Avant que nos esprits ne soient occupés par les attentats barbares des islamo-fascistes, un autre sujet d’indignation commençait à faire la une des journaux, l’explosion de la pauvreté, en France et sans doute ailleurs, conséquence de l’arrêt de l’économie décidée dans une grande partie du monde au printemps de cette année. Les organisations caritatives parlent d’un million de pauvres en plus en France en raison de la situation économique. Le plan de relance annoncé par le gouvernement qui mobilisera 100 milliards d’euros sur les trois ans à venir ne s’intéresse que bien peu à ces nouveaux pauvres, pas plus qu’aux anciens à vrai dire, puisqu’ils bénéficieront de moins d’un milliard d’euros sur les 100 milliards annoncés pour « relancer » l’économie.
Le gouvernement souhaite avant tout relancer l’activité des entreprises. Elles bénéficieront de prêts et de subventions sans contreparties environnementales ou sociales, sans cohérence non plus avec les discours de printemps du président de la République qui voulait alors rallumer la flamme de la confiance en parlant « des jours heureux » que nous allions retrouver après la crise, des jours dans lesquels la priorité serait donnée à la solidarité et à la restauration des conditions de vie des Français compromises par un mode de développement insoutenable.
L’économiste Robert Boyer note avec beaucoup d’à-propos que la description de la situation ouverte par le confinement du printemps 2020 en utilisant les mots de l’économie est totalement inappropriée. Il ne s’est pas agi d’une crise économique, mais d’une décision politique d’arrêter l’activité économique dans une grande partie de la planète. Les plans dits de relance sont en fait des programmes d’indemnisation des pertes subies par les entreprises à raison des décisions politiques qui ont été prises. En pratique, la mise en œuvre en trois ans de ces programmes risque d’avoir un effet limité sur la croissance économique. Ils visent à relancer la production, à conforter l’offre, alors que l’impact de la perte de revenus des centaines de milliers de personnes qui sont au chômage partiel et de toutes celles qui ont perdu leur emploi et leurs revenus, notamment les intérimaires, pèsera fortement sur la demande.
Le même Robert Boyer constate que la mise à l’arrêt de l’économie mondiale a été l’occasion d’une accélération de la transformation du capitalisme. Les activités traditionnelles, en particulier les activités mobilisant une main-d’œuvre qualifiée et des technologies de pointe comme la construction aéronautique ou l’industrie automobile sont très durement touchées et en régression. Dans le même temps, l’économie des plateformes est en plein développement. Elles se présentent abusivement comme l’économie de la technologie alors qu’elles ne sont bien souvent qu’un moyen de mise en réseau de services rendus par des personnes peu qualifiées, soumises à une exploitation renforcée sans la protection apportée par un contrat de travail.
D’après Novethic, au premier semestre 2020, l’augmentation de la capitalisation boursière d’Amazon (commerce en ligne) a été de 401,1 milliards de dollars, suivi de Microsoft (informatique) avec 269,9 milliards de dollars, puis Apple (informatique) 219,1 milliards de dollars, Tesla (voitures électriques) 108,4 milliards de dollars, Tencent (jeux vidéo) 93 milliards de dollars, Facebook (réseau social) 85,7 milliards de dollars, Nvidia (informatique) 83,3 milliards de dollars, etc.
Ce n’est donc pas la crise pour tout le monde, et l’on peut craindre que ce mouvement ne soit irréversible après que les moteurs plus anciens de l’activité économique ont été mis à l’arrêt et peinent à redémarrer. On peut noter que cette mise à l’arrêt n’empêche pas la poursuite des restructurations (Renault, Thales, Bridgestone, etc.) et le marché mondial des fusions-acquisitions en 2020 se porte extrêmement bien.
Dans le même temps, nous avons appris dans la première quinzaine d’octobre l’échec des négociations engagées dans le cadre de l’OCDE pour définir un cadre commun permettant de taxer les profits de ces compagnies que l’on désigne souvent par le sigle GAFA, construit avec le nom de quatre sociétés importantes du secteur. Mais nous avons vu qu’il y en avait bien d’autres. Elles localisent leurs profits dans les pays leur offrant la plus faible taxation et non là où elles réalisent leur chiffre d’affaires et leurs bénéfices. Ce faisant elles organisent une évasion fiscale massive, en réalisant des profits considérables et en employant des centaines de milliers de personnes en dehors de toutes les garanties normales accordées par la législation du travail des pays avancés.
Rappelons que l’Union Européenne avait indiqué qu’elle financerait son plan de relance notamment par une taxation de ces entreprises ; mais on voit mal comment elle pourra y parvenir après l’échec des négociations multilatérales sur le sujet et alors que la Cour de Justice européenne a annulé purement et simplement les redressements significatifs qui avaient été imposés à ces sociétés par la commissaire européenne à la concurrence.
Et puis les « réformes » et la modernisation du pays toujours recommencée…
Il y a quelques semaines également, les mouvements de protestation se développaient au sein des universités contre le projet de Loi de programmation de la recherche pour la période 2021-2030. Celle-ci est accusée par les enseignants-chercheurs d’augmenter leur précarité, de renforcer la bureaucratisation de la recherche et d’accélérer son déclassement mondial. Emmanuelle Charpentier, microbiologiste de nationalité française, a reçu au début du mois d’octobre le prix Nobel de chimie, avec Jennifer Doudna, pour des travaux qu’elle a réalisés aux États-Unis. Elle a déclaré après l’annonce du couronnement de ses travaux qu’elle n’aurait pas trouvé les mêmes conditions de travail en France qu’aux USA et que cela expliquait son choix de l’avoir quittée depuis 20 ans. Difficile dans ces conditions de présenter ce prix Nobel comme la confirmation du bon fonctionnement de notre système d’enseignement et de recherche.
La décision d’Emmanuel Macron de déployer la 5G, justifiée par la supériorité du modèle de développement français sur celui des Amish, commençait également à indigner, à faire polémique, à susciter des motions de nombreux conseils municipaux refusant de déployer cette technologie sur leur territoire pour des raisons économiques et sanitaires. Beaucoup considèrent qu’il aurait fallu suivre la recommandation de la « conférence citoyenne sur le climat » consistant à attendre les résultats des études scientifiques sur l’éventuel impact sanitaire de cette technologie avant de prendre une décision. Les critiques sur son utilité et sur son impact environnemental, notamment en raison de la quantité supplémentaire d’énergie nécessaire à son fonctionnement, radicalement contradictoire sur ce qu’il faudrait faire pour assurer la transition énergétique, sont également très nombreuses.
Je pourrais multiplier les sujets qui ont suscité en moi de l’indignation en si peu de temps.
Par exemple le projet de loi « Accélération Simplification de l’Action Publique » ou ASAP, en cours d’examen par l’Assemblée nationale qui sous couvert de simplification du fonctionnement de l’administration risque de remettre en cause l’essentiel des mécanismes de concertation préalable à la réalisation de projets néfastes à l’environnement, en confiant le pouvoir de décision au seul préfet.
Comme il faudra bien le moment venu rééquilibrer les finances des grands dispositifs de protection dont nous bénéficions et comme le refus d’augmenter les impôts sur les revenus perçus par les plus riches est un postulat de l’action des gouvernements successifs d’Emmanuel Macron, l’ajustement ne pourra se faire que par les « réformes », c’est-à-dire par la réduction des garanties dont bénéficient les retraités, les chômeurs, etc. C’est pourquoi on reparle de la réforme de ces grands dispositifs.
Il faudrait aussi que nous prenions parti dans le conflit qui oppose l’Arménie, peu soutenue par la Russie, à l’Azerbaïdjan, très soutenu par la Turquie qui conduit par ailleurs une politique très agressive en Méditerranée. Que nous ayons un avis sur la réforme de la politique agricole commune qui se discute à Bruxelles, dont le budget sera diminué dans les années qui viennent et qui fait l’objet d’intenses tractations pour déterminer les bénéficiaires de la répartition de ce qui restera. Comme elle devra être plus respectueuse de l’environnement et conduite dans un cadre plus national que par le passé, sans que cette renationalisation ne permette de fausser la concurrence entre les agricultures des différents États membres, on voit que le défi est de taille !
Et puis, on discute à Bruxelles aussi de notre objectif de réduction d’émissions de gaz à effet de serre en 2030 : réduction de – 55 % par rapport à 1990 disent les modérés ; – 60 % réclament les plus écologistes. Dans les deux cas il s’agit de réaliser en 10 ans une réduction plus importante que celle qui a été réalisée en 30 ans par l’Union européenne, alors même que dans ce processus le début est plus facile que la fin. Il est facile d’éliminer les industries très polluantes, de passer du charbon au gaz, de réduire la consommation des véhicules et des machines jusqu’à un certain point. Mais les cinq derniers pourcent de réduction seront plus difficiles et plus coûteux à obtenir que les cinq premiers.
L’INSEE vient d’ailleurs de publier une étude dans laquelle elle évalue l’investissement nécessaire pour parvenir à la « neutralité carbone en 2050 » à 100 milliards d’euros par an, simplement en France. Faut-il alors avec une partie des députés européens et des associations en France s’insurger contre les décisions trop timorées qui se préparent au sein de l’Union européenne ou se ranger dans le camp des « réalistes » ? Les ressources financières et matérielles pour réaliser une telle transformation existent-elles ? Il est malséant de poser ces questions et le débat ne porte que sur les 5% qui séparent les vrais écologistes des autres.
J’aurais pu allonger considérablement la liste des sujets ayant fait l’objet de polémiques au cours des deux ou trois dernières semaines. Cette accumulation nous rend fous. Parce que nous réagissons aux informations qui nous parviennent, dans la forme sous laquelle elles nous parviennent, nous ne réfléchissons plus.
Pouvons-nous passer de l’indignation qui nous étouffe à la réflexion et aux propositions ?
Existe-t-il une ou plusieurs idées ou propositions qui puissent résumer mes indignations, leur donner un sens, me permettre de sortir du labyrinthe dans lequel je me heurte à des impasses successives ?
J’en vois quelques-unes.
1. Nous avons besoin de souffler, de ralentir le rythme : l’énumération non-exhaustive des sujets qui nous ont occupés au cours des trois dernières semaines montre qu’il est impossible pour un citoyen dont ce n’est pas le métier, de suivre la vie publique. La multiplication des lois, décrets, réformes en tous genres est le moyen le plus efficace pour couper les citoyens de toute possibilité de contrôler l’action publique. Le bruit qui assourdit et abrutit est plus efficace que le secret pour permettre à l’exécutif d’agir à sa guise.
Alors, il faut le dire, la société française n’a pas besoin de réformes permanentes, elle a besoin qu’on lui fiche la paix, que l’on garantisse aux citoyens la continuité des services publics dont ils ont besoin, la certitude qu’ils ne seront pas sans revenus demain parce que leur usine aura été délocalisée ou leur retraite mise en cause. La tranquillité d’esprit est la principale condition de l’efficacité et de la créativité. Le rôle des responsables publics n’est pas de bousculer le pays et les gens qui l’habitent, mais de leur permettre de vivre dans la liberté, l’égalité et la fraternité.
2. Une des mesures qui permettrait de ralentir la frénésie réformatrice serait de restaurer le mandat présidentiel de sept ans. Ce serait une réforme bien insuffisante d’une Constitution profondément inadaptée à la politique d’aujourd’hui et à une véritable démocratie, mais elle aurait beaucoup de conséquences positives. La cohabitation entre un Président et un Premier Ministre n’ayant pas la même orientation politique est la meilleure des choses qui puisse nous arriver dans notre régime exagérément présidentiel. Elle oblige au compromis et freine les ardeurs réformatrices qui peuvent se donner libre cours en l’absence de contre-pouvoir réel. Elle redonne un peu de sens à l’élection du Parlement. Elle devrait être soutenue par les gaullistes au nom de la fidélité au fondateur, et par tous ceux qui veulent corriger les excès de notre monarchie républicaine et savent qu’il n’y aura pas de si tôt une majorité parlementaire pour la réformer en profondeur.
3. La plupart de nos problèmes peuvent être réglés sans bouleverser notre ordre juridique. L’islamo-fascisme sera vaincu si une politique cohérente et continue est conduite. Nous serions plus à l’aise pour défendre la laïcité si nous la respections pleinement. La République ne reconnait ni ne salarie aucun culte, dit la loi de 1905. Elle ne devrait donc financer aucune école privée confessionnelle, quelle que soit la confession dont il est question. L’argent ainsi épargné pourrait utilement être réorienté vers l’École publique qui en a bien besoin.
Les responsables politiques, de droite ou de gauche doivent récuser publiquement toute possibilité d’accord avec les groupes ou associations qui veulent imposer leur foi comme règle d’organisation de l’espace public, ne respectent pas les principes de la République, notamment l’égalité entre les hommes et les femmes et la neutralité des services publics. La religion est une affaire privée. La laïcité c’est la primauté des lois de la République, seules reconnues comme principe d’organisation des relations sociales, sur la foi qui ne saurait prévaloir ni à l’école, ni dans l’exercice de nos libertés. Les financements étrangers des associations religieuses doivent être interdits et les prédicateurs détachés renvoyés dans leurs foyers.
4. Pour que les institutions soient respectées, il faut d’abord que ceux qui sont chargés de les diriger et de les protéger les respectent. Les affaires concernant deux ex-présidents de la République, un ancien Premier ministre ou le Conseil constitutionnel, rappelées ci-dessus, montrent que ce n’est pas le cas. Les responsables politiques devraient être traités comme des citoyens ordinaires sur le plan pénal. Ils ne doivent pas pouvoir être poursuivis pour les fautes des services dont ils ont la charge s’ils ont fait leur travail et si la faute ne leur est pas directement imputable. Ils doivent pouvoir être poursuivis comme tout citoyen lorsque la faute est intentionnelle et leur est directement attribuable.
5. L’égalité et la fraternité sont deux valeurs intimement liées de la République. La fraternité ne consiste pas à donner quelques aides aux pauvres après les avoir réduits à la pauvreté. La fraternité suppose l’égalité, l’égalité réelle, pas la fausse égalité des chances entre ceux qui partent avec les ailes d’Hermès aux sandales et ceux qui doivent courir le cent mètres avec des semelles de plomb. Il faut redistribuer.
En 1945, la dette publique française représentait 160% du PIB. Ce n’est pas grâce au plan Marshall qu’elle a été remboursée, mais grâce à l’impôt sur le revenu dont le taux a été relevé jusqu’à atteindre 74% pour sa tranche supérieure. Il faut donc faire l’inverse de la politique suivie depuis trop longtemps au nom de la capacité des plus riches à enrichir toute la société et augmenter l’impôt sur le revenu des plus riches.
6. Les relations entre l’État et les entreprises, en particulier celles dont il est actionnaire, doivent être revues. Les représentants de l’État dans les entreprises dont il est actionnaire agissent parfois pour défendre des intérêts inavouables, mais ils sont le plus souvent paralysés par les règles qu’ils se sont imposées. L’État actionnaire est souvent malavisé et presque toujours impotent. Si la possession d’actions ne permet pas à l’État de peser sur la direction d’une entreprise, il vaut mieux qu’il investisse cet argent ailleurs. Or, actuellement l’État reste actionnaire de nombreuses entreprises sans que l’on comprenne ce qu’il veut en faire. Le rôle de l’État actionnaire doit être redéfini, pas par l’Inspection des finances, mais par le Parlement.
7. Les réseaux dits sociaux, sont la meilleure et la pire des choses. Ils ne sont pas responsables de tous nos maux, mais les entreprises américaines ou chinoises qui les contrôlent sont trop puissantes et exploitent ce que nous leur donnons pour étendre le champ de leur contrôle. Une campagne de désinscription massive – avec un objectif de plusieurs millions de désinscriptions en France – de ces réseaux serait plus efficace que toutes les tentatives d’en censurer les contenus qui buttent forcément sur la défense de la liberté d’expression qui ne peut pas être à géométrie variable.
L’effondrement de Facebook ou de Tik Tok serait l’occasion d’essayer de trouver une réponse à la question du contrôle des réseaux sociaux, de leur fonctionnement et de leur utilité dans nos relations sociales et la construction d’une société plus vivable. Pourquoi faudrait-il accepter durablement dans ce domaine la domination de quelques groupes sans foi ni loi, en même temps qu’il nous semble naturel de faire la promotion des circuits courts, de la petite boutique face aux géants de la distribution, etc. ?
Qu’on le veuille ou non, la démocratie ne vivra pas grâce à internet et aux conférences citoyennes de consensus. Elle ne vivra que par l’engagement des citoyens organisés en partis politiques défendant des programmes et proposant une analyse de la société et de la façon dont on souhaite qu’elle vive, de sorte que nous ne soyons plus face aux évènements comme des lapins aveuglés par les phares d’une voiture, incapables de nous orienter, mais des citoyens capables non seulement de s’indigner, mais de formuler un jugement rationnel sur l’état des choses et des propositions partagées de façon suffisamment large pour le faire évoluer. Je ne règle pas le problème en disant cela. Reconstruire un parti n’est pas une mince affaire.
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