Tract Gallimard Grand Format d’Alice KAPLAN
CHANGEONS DE VOIE, LES LECONS DU CORONAVIRUS, d’Edgar Morin avec Sabah Abouessalam, Denoël, paru le 17 juin 2020
« Il est temps de « Changer de Voie » pour une protection de la planète et une humanisation de la société. »
Edgar Morin débute sa réflexion sur le modèle de Gabriel García Márquez*, par un préambule intitulé : Cent ans de vicissitudes, marquant par-là son ancrage dans le temps – Morin aura cent ans en 2021– et dans la pensée complexe. Né mort en 1921 au décours de la grippe espagnole, Edgar Morin traverse le 20e siècle pour, aujourd’hui, prêter le recul de son regard sur le 21e : « Je suis une victime (indirecte) de l’épidémie de grippe espagnole (…) Quatre-vingt-dix-neuf ans plus tard, c’est le coronavirus, descendant indirect de la grippe espagnole (H1N1), qui vient me proposer le rendez-vous raté à ma naissance. »
Interrogation
Ce rendez-vous s’intitule Changeons de voie, les leçons du coronavirus**. Comment un minuscule virus dans une très lointaine ville de Chine a-t-il déclenché le bouleversement du monde ? Edgar Morin s’interroge surtout sur la capacité des humains à réagir : « L’électrochoc sera-t-il suffisant pour faire enfin prendre conscience à tous les humains d’une communauté de destin ? Pour ralentir notre course effrénée au développement technique et économique ? »
Nous sommes aujourd’hui confrontés à de nouvelles perspectives : de grandes incertitudes et un avenir imprévisible. Ce à quoi l’humanité actuelle – qui vit à flux tendu – ne s’est pas préparée : « Il est temps de Changer de Voie pour une protection de la planète et une humanisation de la société. »
15 leçons
Morin tire des leçons de la crise que nous venons de vivre et de l’inimaginable – et inédit – confinement de plus de la moitié de l’humanité pendant trois mois : leçon sur nos existences ; sur la condition humaine ; sur l’incertitude de nos vies ; sur notre rapport à la mort ; notre civilisation ; le réveil des solidarités ; l’inégalité sociale dans le confinement ; la diversité des situations et de la gestion de l’épidémie dans le monde ; la nature de la crise ; la science et la médecine ; l’intelligence ; les carences de pensée et d’action politique ; les délocalisations et la dépendance nationale ; la crise de l’Europe ; la crise de la planète.
« Incertitude » est certainement le mot-clé de toutes ces interrogations car avec ce virus nous ne savons rien de lui comme nous. Comment vivre avec une prévision à 15 jours ? (c’est le juste leitmotiv des épidémiologistes, totalement antinomique de l’injonction « flux tendu » du consumérisme) Comment – avec cette prévision limitée – penser la vie, l’histoire personnelle, la politique, l’économie, le social, le planétaire ? Cette remise en question est aujourd’hui indispensable pour permettre le « virage de bord » dont l’humanité a urgemment besoin : « Car toute vie est une aventure incertaine : nous ne savons pas à l’avance ce que seront notre vie professionnelle, notre santé, nos amours, ni quand adviendra, bien qu’elle soit certaine, notre mort. »
Cette brutale pandémie a soudain modifié notre rapport à la mort : « La modernité laïque avait refoulé à l’extrême le spectre de la mort, que seule la foi des chrétiens en la résurrection exorcisait (…) soudain le coronavirus a suscité l’irruption de la mort personnelle, jusqu’alors reportée au futur, dans l’immédiat de la vie quotidienne. » Morin reprend cette réalité, si bien soulignée par Philippe Ariès, de la disparition de la mort dans l’espace urbain contemporain. Or, « tous les jours nous avons compté les morts, ce qui a entretenu, voire accru, la crainte de son immédiateté… » avec cette terrible réalité sanitaire qui a empêché les rituels nécessaires à l’inscription sociale de la disparition. « Le défaut de cérémonie consolatrice a fait ressentir, y compris au laïc que je suis, le besoin de rituels qui font intensément revivre en nos esprits la personne morte et atténuent la douleur dans une sorte d’eucharistie. »
Vertus
Cette épreuve inouïe a cependant des vertus : elle a réveillé la mémoire (oubliées les grandes épidémies du Moyen Âge, les crises économiques ; en être tout-puissant, l’« homme » pensait avoir dominé la nature) Elle a réveillé les solidarités ( devant l’épreuve générale, de partout les solidarités endormies ont combattu l’individualisme égoïste), éclairé sur la diversité des situations humaines et des inégalités, sur les in-certitudes scientifiques. Il nous faut aujourd’hui relever les défis qui se posent à l’humain : défi d’une mondialisation en crise, défi existentiel, politique, numérique, écologique, économique. Le danger, si on ne relève pas ces défis, est celui d’une grande régression intellectuelle, morale et démocratique.
Changer de Voie
Morin propose une voie et non une révolution (« les révolutions ont souvent produit une oppression contraire à leur mission d’émancipation ») une Voie politique–écologique–économique–sociale, qu’il a déjà détaillée en 2011 dans son livre La Voie***. Cette nouvelle voie nécessite une gouvernance de concertation (État, collectivité, citoyen), une démocratie participative, un éveil citoyen mais aussi, et de façon préalable, « une politique qui conjugue mondialisation et démondialisation, croissance et décroissance, développement et enveloppement. » Ces apparentes antinomies doivent pouvoir être des voies d’ouverture. Morin aime confronter des couples d’idées trop facilement opposées et qui trouvent leur aboutissement dans la complémentarité. On le voit dans la nature, c’est dans l’entraide et la coopération que les espèces cohabitent, que les biotopes s’épanouissent, que l’équilibre se constitue.
C’est un propos d’espérance que nous offre Edgar Morin avec sa très fine analyse de nos « faillances » et défaillances. On parlait autrefois de « faillance de cœur » quand le courage faisait défaut. C’est du courage aujourd’hui qu’il faut à l’humain pour s’engager dans cette nouvelle Voie.
Edgar Morin est aujourd’hui l’un des rares penseurs français ayant ce grand recul, dans le temps évidemment (lire ses incontournables mémoires : Les Souvenirs viennent à ma rencontre****), et surtout dans la réflexion à travers les outils qu’il a façonnés, notamment sa Méthode*****, pour nous permettre une réflexion juste sur l’objet complexe que représente l’humain dans son évolution sur-naturelle.
livre, raviver les braises du vivant, Baptiste Morizot
Raviver les braises du vivant
Baptiste Morizot
02 Sep, 2020
Face à la crise écologique actuelle, à la fragilisation du vivant, nos actions semblent impuissantes. Mais c’est peut-être qu’on protège mal ce qu’on comprend mal. Et si nous nous étions trompés sur la nature de la “nature” ? La biosphère n’est pas un “patrimoine” comparable à un monument qu’on détruit. Le vivant – l’ensemble des processus éco-évolutifs – est une force de régénération et de création continue. Le vivant n’est pas une cathédrale en flammes – c’est un feu qui s’éteint. Le vivant est le feu lui même. Un feu créateur. Un feu qui n’est pas en notre pouvoir, mais qui est à défendre ; fragilisé par nos atteintes, mais plus puissant que nous. Ce n’est pas nous qui l’avons fait, c’est lui qui nous a faits. Le défendre, ce n’est donc pas le rebâtir, c’est l’aviver. La biosphère est un feu vivant qui peut repartir, si nous lui restituons les conditions pour qu’il exprime sa prodigalité. Comment attiser les braises ? À partir d’une étude de cas sur une initiative de défense des forêts en libre évolution, il s’agit de montrer ce qui fait un “levier d’action écologique” d’envergure – afin de pouvoir en imaginer des milliers. Nous ne sommes pas des Humains face à la Nature. Nous sommes des vivants parmi les vivants, façonnés et irrigués de vie chaque jour par les dynamiques du vivant. Nous ne sommes pas face à face, mais côte à côte avec le reste du vivant, face au dérobement de notre monde commun. Tout l’enjeu est là : que devient l’idée de “protéger la nature” quand on a compris que le mot “nature” nous embarquait dans une impasse dualiste, et que “protéger” était une conception paternaliste de nos rapports aux milieux ? Cela devient raviver les braises du vivant, c’est-à-dire lutter pour restituer aux dynamiques de l’éco-évolution leur vitalité et leur pleine expression. Défendre nos milieux de vie multispécifiques. L’ancienne protection de la nature était confisquée par les experts et les États, cet ouvrage se penche sur des initiatives qui révèlent un mouvement puissant, qu’il faut accompagner et nourrir : la réappropriation, le reclaim citoyen de la défense du tissu du vivant, du soin des milieux de vie. Nous sommes le vivant qui se défend.
livres la passion de l’incertitude, Dorian ASTOR
© Éditions de l’Observatoire
“La Passion de l’incertitude”, de Dorian Astor
Catherine Portevin publié le 29 septembre 2020 3 min
« Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou » : tandis que nous courons comme des lapins dingues sous les phares des incertitudes (sanitaires, économiques, écologiques, etc.), cet aphorisme de Nietzsche provoque. L’esprit libre par excellence, dit-il, est celui qui s’entraîne à « danser jusque sur le bord des abîmes ». Facile à dire ! Il y a un petit côté « même pas peur » viriliste, chez Friedrich… que l’on retrouve d’ailleurs dans certaines invitations à jeter nos masques aux orties. Mais il y a bien autre chose dans cet appel à la légèreté – il y a le désir de vérité et la liberté, et c’est ce que le philosophe Dorian Astor, en bon nietzschéen, explore dans un livre sensible et savant : La Passion de l’incertitude (Éd. de l’Observatoire, 2020). De l’incertitude, que l’on voit toujours un peu molle, indécise, relativiste, il fait une passion contre le despotisme des fanatismes et des opinions tranchées.
- En chacun sommeille un petit despote « J’ai-Raison », que Dorian Astor reconnaît en lui-même. La philosophie elle-même, qui cherche la vérité par l’argumentation rationnelle, peut facilement devenir un art d’avoir toujours raison. Mais à sa source, il y a un désir, le désir de vérité, qui est du registre de la passion.
- Certitude et incertitude sont liées dans ce régime passionnel. « Elles travaillent les mêmes pulsions, mais empêchées dans leurs réponses, frustrées dans leur puissance ». La certitude est une pulsion assouvie – besoin d’être en sécurité, assuré, rassuré, mais aussi soif de conquête, de maîtrise, de domination. Elle est une incertitude surmontée. C’est pourquoi elle est despotique (« on n’est certain que passionnément »). L’incertitude est une certitude ébranlée, donc « une exaspération de ses besoins, une relance de son désir ». « On ne sait alors, de la certitude et de l’incertitude, laquelle déploie le plus de puissance, laquelle est action, passion ou réaction. »
- L’incertitude est souffrance. Comme toute passion, on en pâtit. Dorian Astor examine les pathologies de l’incertitude (troubles obsessionnels, jalousie…), en notant finement : « On croit souvent que l’incertitude la plus douloureuse est celle de l’avenir. Mais rien n’est plus inquiétant qu’un passé incertain. La question “que va-t-il arriver ?” est sans commune mesure moins vertigineuse que la question “que s’est-il-passé ?” (…) L’
incertitude du passé est panique de l’origine. » - Mais l’incertitude est aussi amour du monde, amour de ce qui arrive : on retrouve l’amor fati prôné par Nietzsche. Car « tout ce qui commence se sait avec certitude au milieu de l’incertain », donc hormis la naissance, rien n’est sûr. Dorian Astor prend l’exemple de la science, qui est désir de savoir mais se relance sans cesse par la passion de l’incertitude : « La grandeur de la science est d’avoir compliqué le monde et nous-mêmes. » Autre exemple : la passion amoureuse, qui commence par amour de la certitude et ne dure que par amour de l’incertitude.
- C’est pourquoi le scepticisme, qui doute du réel même, est une fausse piste. Car c’est l’incertitude qui, pour le sceptique, devient certaine, mais il en supprime la passion. « Je te tiens, comédien !, s’écrie Astor (…). Tu fis passer ta passion du néant pour un néant de passion. »