François sureau
RV et actions
A Argeles gazost, Tous les dimanches à 11h00 un rassemblement pour discuter, partager, penser ensemble
Retour sur le rassemblement « Agora Citoyenne » à Argelès-Gazost
A l’initiative du Café Repaire de la Vallée des Gaves ce dimanche 15 novembre une centaine de citoyens se sont rassemblés en un rassemblement à l’allure d’une agora au cours de laquelle les paroles se sont libérées : inquiétudes liées au confinement, incompréhensions de certaines mesures liées à la crise, plaisir de se retrouver physiquement dont tout le monde est visiblement et douloureusement privé…. De façon générale, on sent monter une certaine tension qu’il faut trouver le moyen de désamorcer. Et pour limiter la colère, l’incompréhension et l’abattement , la parole, l’échange et les discussions peuvent être la soupape… Les mots pansent les maux !
Le désir de poursuivre cette initiative s’est exprimé largement. Le rassemblement s’est déroulé dans les meilleures conditions : le port du masque et la distanciation par groupes de 6 ont été volontiers acceptés et respectés, ce qui permet d’envisager une prochaine rencontre. Des idées de projets citoyens ont jailli dans les groupes et une demande collective a exprimé le besoin de les approfondir.
Ce n’est qu’un début (prochain rendez-vous : ce dimanche 22 novembre devant l’église d’Argelès-Gazost).
Ecoutez le reportage de Nathalie :
https://www.frequenceluz.com/ca-arrive-pres-chez-vous/retour-rassemblement-agora-citoyenne-argeles-gazost
Ecoutez le micro ouvert mené par Jean-Michel Jouanne :
https://www.youtube.com/watch?v=BMomnjcyDJw&authuser=0
article 23/11/20 jean pierre DUPUY
23/11/20
Contre les collapsologues et les optimistes béats, réaffirmer le catastrophisme éclairé
PHILOSOPHE
Le « catastrophisme éclairé » théorisé il y a près de vingt ans par Jean-Pierre Dupuy est aujourd’hui l’objet de beaucoup de malentendus. Pour lui redonner son sens, il faut mener de front la critique des collapsologues et des «optimistes béats », dont les positions miroirs sont en réalité le plus sûr moyen de faire advenir la catastrophe. Ce qu’il faudrait, c’est combiner les deux démarches : annoncer un avenir nécessaire qui superposerait l’occurrence de la catastrophe, pour qu’elle puisse faire office de dissuasion, et sa non-occurrence, pour préserver l’espoir.
La critique assez radicale que j’ai faite des collapsologues dans AOC a semble-t-il surpris voire choqué. On me tenait pour au moins aussi « catastrophiste » qu’eux. Ne me citaient-ils pas positivement ? Et voilà que je m’écarte d’eux en leur faisant la leçon, les accusant de discréditer la cause qu’ils entendent servir. En vérité, j’avais prévu en accord avec les éditeurs d’AOC d’équilibrer mon propos par un second article qui serait une critique non moins ace rbe de ceux que j’appelle les aveugles bienheureux, les optimistes béats, tous ceux dont l’anti-catastrophisme militant mène à nier l’évidence, à savoir que nous sommes engagés dans une course suicidaire.
Critique des « optimistes béats »
J’ai donc lu leurs ouvrages et en suis sorti consterné. La plupart sont si honteusement mauvais que ce serait leur faire trop d’honneur que de citer même leur titre[1] et le nom de leurs auteurs. Faut-il donc être ignorant, malhonnête et bête pour critiquer le catastrophisme ? La haine de l’écologie est-elle si pernicieuse qu’elle fait perdre tout sens critique et toute éthique professionnelle à des auteurs qui peuvent par ailleurs avoir des œuvres reconnues ?
Je m’empresse d’ajouter que toutes les critiques du catastrophisme ne sont pas de la même farine. Les plus solides représentent un défi sérieux pour tous ceux qui comme moi insistent pour regarder la terrible réalité en face tout en s’en tenant aux normes de la rationalité la plus exigeante[2].
Entre les collapsologues et les anti-catastrophistes, un jeu de miroirs s’est formé. Tout se passe comme si les collapsologues donnaient raison aux critiques les plus radicales du catastrophisme. S’ils n’existaient pas, les anti-catastrophistes les auraient inventés. L’homme de paille que ces derniers ont construit pour mieux l’incendier est devenu réel. Mais, comme toujours avec les extrêmes, des points de contact apparaissent. J’en vois au moins trois.
En premier lieu, toutes les parties en présence ont tendance à considérer qu’il n’y a qu’une forme de catastrophisme, à savoir une quelconque variante de la collapsologie. De la part des collapsologues, cela n’est pas pour étonner. Mais il en va de même de leurs critiques. Comme s’il ne pouvait pas exister un catastrophisme rationnel ou « éclairé ».
Le deuxième point de contact est l’incapacité des uns et des autres à penser le rôle paradoxal du prophète de malheur aujourd’hui. Tous ont repéré chez les fondateurs allemands du catastrophisme, Hans Jonas et Günther Anders, des citations comme celles-ci :
Hans Jonas : « La prophétie de malheur est faite pour éviter qu’elle ne se réalise ; et se gausser ultérieurement d’éventuels sonneurs d’alarme en leur rappelant que le pire ne s’est pas réalisé serait le comble de l’injustice : il se peut que leur impair soit leur mérite. [3] »
Günther Anders : « Si nous nous distinguons des apocalypticiens judéo-chrétiens classiques, ce n’est pas seulement parce que nous craignons la fin (qu’ils ont, eux, espérée), mais surtout parce que notre passion apocalyptique n’a pas d’autre objectif que celui d’empêcher l’apocalypse. Nous ne sommes apocalypticiens que pour avoir tort. Que pour jouir chaque jour à nouveau de la chance d’être là, ridicules mais toujours debout. [4]»
Au regard de cette philosophie, qu’ils citent mais ne respectent pas, on peut dire que les collapsologues ont renoncé à se battre pour éviter que « l’effondrement » ne se produise, jugeant que l’apocalypse est certaine et ne faisant rien pour l’empêcher.
Quant aux critiques du catastrophisme, trop souvent ils ne prennent pas la mesure de la tragédie qui est celle de l’éveilleur de conscience face à la catastrophe annoncée : s’il veut être efficace, et faire par sa parole que le malheur ne se produise pas, il doit être un faux prophète[5], au sens qu’il doit annoncer publiquement un avenir dont il sait qu’il ne se réalisera pas, et cela du fait même de cette parole[6].
Enfin, tant les catastrophistes mortifères que les aveugles satisfaits d’eux-mêmes accélèrent la marche vers l’abîme, les premiers en excluant que nous puissions l’arrêter, les seconds en tournant la tête ailleurs.
Comment donc analyser les implications du type de prophétie que préconisent Jonas et Anders ?
Notons qu’en soi, annoncer un avenir possible et désastreux de façon à modifier les comportements des gens et faire que cet avenir ne se réalise pas ne soulève aucun problème logique ou métaphysique particulier, comme le montre l’exemple massif de la prévention, à quoi on peut ajouter aujourd’hui la précaution, forte de son fameux principe. La prévention, lorsqu’elle s’exprime dans un discours public, annonce non ce que sera l’avenir, mais ce qu’il serait si les sujets ne changeaient pas leurs comportements. Elle n’a aucune vocation à jouer les prophètes.
Qu’est-ce donc qui fait qu’un prophète est un prophète ? C’est qu’il se présente comme annonçant le seul avenir qui sera, avenir qu’on peut appeler « actuel » aux sens latin et anglais du terme : « notre » avenir. La prophétie à la Hans Jonas pose alors un problème apparemment insurmontable, comme l’histoire de Jonas[7], le prophète biblique du VIIIe siècle avant JC, le montre magnifiquement.
« La parole de Yahvé advint à Jonas, fils d’Amittaï, en ces termes : “Debout ! Va à Ninive, la grande ville, et crie contre elle que leur méchanceté est montée devant moi.” Jonas partit pour fuir à Tarsis, loin de la Face de Yahvé. »
Dieu demande à Jonas de prophétiser la chute de Ninive qui a péché devant la Face de l’Éternel. Au lieu de faire son travail de prophète, Jonas s’enfuit. Pourquoi ? À ce stade, la question est sans réponse. Tout le monde sait la suite de l’histoire, l’embarquement sur le vaisseau étranger qui se rend à Tarsis (détroit de Gibraltar), la grande tempête punitive, le tirage au sort qui révèle la culpabilité de Jonas, celui-ci jeté par-dessus bord par les marins afin de calmer le courroux de Yahvé, le grand poisson miséricordieux qui l’avale et, finalement, après que trois jours et trois nuits se sont écoulés, le vomit sur la terre sèche.
Mais se rappelle-t-on la fin de l’histoire ? C’est là seulement que l’on comprend pourquoi Jonas a désobéi à Dieu. C’est que Jonas avait prévu, en tant que prophète efficace, ce qui allait se passer s’il faisait sa prophétie ! Ce qui se serait passé, c’est ce qui se passe maintenant, alors que Yahvé, pour la seconde fois, lui donne l’ordre de prophétiser la chute de Ninive et que cette fois, ayant compris ce qu’il lui en coûtait de désobéir, il obtempère. Les Ninivites se repentent, se convertissent, et Dieu leur pardonne. Leur cité sera épargnée. Mais pour Jonas, c’est un échec cuisant, qui le laisse tout « contrarié », nous dit le texte.
On peut dire de ce type de prophétie qu’elle est auto-invalidante de la même manière que l’on parle de prophétie auto-réalisatrice. Le prophète traditionnel, par exemple le prophète biblique, quelle que soit la nature de sa prophétie, est un homme public, en vue, doté d’un grand prestige, et tous prêtent grande attention à sa parole, qu’ils tiennent pour vraie. C’est tout le contraire du Troyen Laocoon ou de sa sœur Cassandre que le dieu avait condamnés à ne pas être entendus.
S’il veut être un vrai prophète, le prophète, en annonçant l’avenir, doit donc tenir compte de l’effet de sa parole sur le comportement des gens. Il doit annoncer un avenir tel que les réactions de ses auditeurs co-produisent l’avenir en question, ou, en tout cas, ne l’empêchent pas de se réaliser. C’est, ce qu’en mathématiques, logique et métaphysique, on appelle la recherche d’un point fixe. Ce type de point fixe n’est pas donné de l’extérieur (comme Dieu chez Leibniz, voir les travaux éminents du premier Michel Serres), il est une émergence produite par le système des relations entre le prophète et le peuple auquel il s’adresse. J’ai proposé l’expression « point fixe endogène » pour désigner ce type de point fixe[8].
En d’autres termes, le prophète prétend annoncer un futur fixe c’est-à-dire indépendant des actions des agents, un avenir destinal en somme, alors qu’il a en réalité tenu compte des réactions de son auditoire pour se caler en un avenir tel que, celui-ci une fois annoncé, les réactions des agents l’engendreront. Ce procédé fonctionne d’autant mieux que les agents ignorent qu’ils participent à un tel schème. Ils tiennent que la parole du prophète dit ce que sera l’avenir. Si le prophète s’est calé sur un point fixe, l’avenir devenu présent ne les démentira pas. Si, de plus, cet avenir est celui que le prophète voulait faire arriver, soit parce qu’il est bon soit parce qu’il évite un désastre, qui songera à soupçonner le prophète ? Il aura eu recours à un détour métaphysique pour aller dans le bon sens.
Autrement dit, le prophète fait fond sur la logique de la prophétie auto-réalisatrice. Le défi que doit relever le prophète de malheur apparaît dès lors dans sa singularité : il doit résoudre en termes de prophétie auto-réalisatrice un problème dont la nature est celui d’une prophétie auto-invalidante. C’est l’objectif que je me suis fixé dès mon livre de 2002 sur le « catastrophisme éclairé » et c’est en ce point que je me suis écarté tant de Jonas que d’Anders, lesquels en sont restés au stade de la prophétie auto-invalidante, celle qui rend le prophète ridicule mais fier d’avoir sauvegardé la vie. C’est un point essentiel que j’ai échoué à faire comprendre, puisqu’on m’associe toujours à Jonas, et je le regrette. Je profite de l’hospitalité d’AOC pour tenter de faire mieux.
Peut-on rabattre la prophétie auto-invalidante sur la prophétie auto-réalisatrice ?
Jusqu’ici, nous avons considéré le cas du prophète isolé, extérieur au groupe dont il dit le destin, tout en étant suffisamment proche de lui pour tout savoir à son sujet y compris son avenir, un peu à la manière du Législateur selon Rousseau. Il existe une version beaucoup plus démocratique de cette configuration dans laquelle c’est le groupe lui-même, ou en tout cas ses représentants, qui prend par rapport à lui-même la position de prophète. Dans ce cas, prédire l’avenir (comme s’il était inscrit dans les astres : fatalisme) ou se le fixer comme objectif (volontarisme) coïncident tout en restant contradictoires.
Puisque, une fois décidé, tous prennent cet avenir pour point de repère fixe, intangible, c’est-à-dire indépendant des actions présentes, alors même que tous savent que l’avenir en dépend causalement[9], on peut dire que tous tiennent l’avenir pour nécessaire[10], sans pour autant faire de cet avenir un destin : c’est une convention[11] que tous acceptent parce qu’ils se la donnent à eux-mêmes[12].
Il devrait être évident que, comme dans le cas de la prophétie d’un individu isolé, cette convention ne peut pas être n’importe quoi. Elle ne peut « tenir », c’est-à-dire résister à l’observation, que si « ça boucle » : les réactions à l’avenir annoncé ne doivent pas empêcher la réalisation causale de cet avenir. En d’autres termes, elle doit être un point fixe endogène. Dans le cas positif, j’ai pris l’exemple du Plan quinquennal français, dont le mot d’ordre était : obtenir par la concertation et l’étude une image de l’avenir suffisamment attirante pour qu’on désire la voir se réaliser et suffisamment crédible pour qu’on ait des raisons de penser qu’on peut y arriver. La condition de bouclage est indispensable, sinon n’importe quelle utopie ferait l’affaire.
C’est sur cette configuration que je repose la question de la logique paradoxale de la prophétie de malheur. Existe-t-il une manière de prophétiser la catastrophe par l’annonce d’un avenir nécessaire qui l’évite et qui soit tel que cette annonce induise des comportements qui favorisent cet évitement ? Peut-on vraiment rabattre la prophétie auto-invalidante sur la prophétie auto-réalisatrice ?
Comme nous l’avons déjà vu, deux types opposés de rapport prophétique à l’avenir conduisent à renforcer la probabilité d’une catastrophe majeure. Celui des optimistes béats qui voient les choses s’arranger de toute façon, quoi que fassent les agents, par la grâce du principe qui veut que l’humanité se soit toujours sortie des pires situations. Et celui des catastrophistes mortifères que sont les collapsologues, qui annoncent comme certain ce qu’ils appellent l’effondrement. Dans l’un et l’autre cas, on contribue à en renforcer le caractère probable en démobilisant les agents, mais dans le second cas, cela va dans le sens de la prophétie, et dans le premier en sens opposé.
Nul mieux que le philosophe allemand Karl Jaspers, au sortir de la seconde guerre mondiale, n’a dit cette double impasse : « Quiconque tient une guerre imminente pour certaine contribue à son déclenchement, précisément par la certitude qu’il en a. Quiconque tient la paix pour certaine se conduit avec insouciance et nous mène sans le vouloir à la guerre. Seul celui qui voit le péril et ne l’oublie pas un seul instant se montre capable de se comporter rationnellement et de faire tout le possible pour l’exorciser.[13] »
Prophétiser que la catastrophe est sur le point de se produire, c’est contribuer à la faire advenir. La passer sous silence ou en minimiser l’importance, à la façon des optimistes béats, conduit au même résultat. Ce qu’il faudrait, c’est combiner les deux démarches : annoncer un avenir nécessaire qui superposerait l’occurrence de la catastrophe, pour qu’elle puisse faire office de dissuasion, et sa non-occurrence, pour préserver l’espoir. En mécanique quantique, une superposition de ce type est la marque d’une indétermination (Unbesti
Comment penser un avenir à la fois nécessaire et indéterminé ?
Cette question par laquelle je conclus cette mise au point est la plus problématique[15]. Elle fait l’objet de recherches que je suis heureux de ne pas conduire seul, tant elles posent de défis. Il existe diverses manières de concevoir la superposition des états qui réalise l’indétermination. Je me contenterai ici de deux sortes d’exemples, tirés de mes travaux passés.
D’abord le concept de near miss (ou near hit), familier aux stratèges nucléaires. Plusieurs dizaines de fois au cours de la Guerre froide, mais aussi plus tard, on est passé « à un cheveu » du déclenchement d’une guerre nucléaire. Est-ce à mettre au crédit ou au passif de la dissuasion ? Les deux réponses sont simultanément bonnes. McNamara conclut à l’inefficacité de la dissuasion. «We lucked out » (Nous avons eu du bol) dit-il à ce sujet en recourant à une expression argotique bien trempée.
Cette conclusion n’est-elle pas trop hâtive ? Ne pourrait-on pas dire au contraire que c’est ce flirt répété avec le tigre nucléaire, cette série d’apocalypses qui n’ont pas eu lieu, qui nous a protégés du danger que représentent l’accoutumance, le contentement de soi, l’indifférence, le cynisme, la bêtise, la croyance béate que le pire nous sera épargné ? Ni trop près, ni trop loin du trou noir, ou bien être à la fois proche et distant de l’abîme, telle semble être la leçon à tirer de la Guerre froide.
Le point fixe endogène est ici une apocalypse qui n’a pas eu lieu mais il s’en est fallu de peu. Je suis encore tout secoué que ma fille brésilienne se soit trouvée à bord du vol Air France AF 447 qui relie quotidiennement Rio de Janeiro à Paris le 31 mai 2009, soit la veille du jour où le même vol a disparu en mer. Mais si elle avait été sur ce vol une semaine, un mois, une année avant le crash, mon sentiment de peur rétroactive aurait-il été le même ? La catastrophe n’a pas eu lieu, cela arrive tous les jours, sinon c’en serait fini de l’industrie aéronautique. Le near miss, c’est autre chose. Il y a, sous-jacente à l’absence de la catastrophe, l’image de la catastrophe elle-même, l’ensemble constituant ce qu’on peut appeler une présence-absence.
La nouvelle de Philippe K. Dick, « Minority Report », développe une idée contenue dans le Zadig de Voltaire et illustre d’une autre façon les paradoxes examinés ici. La police du futur y est représentée comme ce qu’on appelle aujourd’hui, alors qu’elle est mise en place dans diverses villes du monde, une police prédictive qui prévoit tous les crimes qui vont être commis dans une zone donnée. Elle intervient parfois au tout dernier moment pour empêcher le criminel d’accomplir son forfait, ce qui fait dire à ce dernier : « Mais je n’ai rien fait ! », à quoi la police répond : « Mais vous alliez le faire. » L’un des policiers, plus tourné vers la métaphysique que les autres, a ce mot : « Ce n’est pas l’avenir si on l’empêche de se produire ! ».
Mais c’est sur le titre de la nouvelle que je veux insister ici. L’« avis minoritaire » se réfère à cette pratique à laquelle ont recours nombre d’institutions importantes de par le monde, par exemple la Cour Suprême des États-Unis ou le Conseil d’État français, qui consiste, lorsqu’elles rendent un avis qui ne fait pas l’unanimité, à inclure, à côté de l’avis majoritaire qui devient de ce fait l’avis de la Cour ou du Conseil, l’avis de la minorité. Dans la nouvelle de Dick, la prophétie est faite par un trio de Parques nommées Precogs (pour Pre-cognition). Trois est un nombre très intéressant car, ou bien les trois Parques sont d’accord, ou bien c’est deux contre une. La minorité, s’il y en a une, ne contient qu’un élément. L’avis de celui-ci apparaît en supplément de l’avis rendu, qu’il contredit tout en en faisant partie[16].
Voilà à quoi devrait ressembler la prophétie face à une catastrophe anticipée mais dont la date est inconnue : le malheur ne devrait y figurer qu’en filigrane d’une annonce de bonheur, ce bonheur consistant en l’évitement du malheur. On pourrait dire que le bonheur contient le malheur tout en étant son contraire, en prenant le verbe « contenir » dans son double sens d’avoir en soi et de faire barrage à.
[1] Ces titres ou sous-titres ont tous plus ou moins la même forme, du genre « Pour en finir avec l’apocalypse », « Halte à la déraison catastrophiste », « La fin du monde n’est pas pour tout de suite » (titres que j’invente sans préjuger de leur existence possible).
[2] Parmi les chercheurs dont les critiques m’ont aidé même si je reste en désaccord sur des points essentiels avec la plupart d’entre eux : Catherine Larrère, Michael Foessel, Luc Ferry, Gérald Bronner, Hicham-Stéphane Afeissa et quelques autres.
[3] Hans Jonas, Le Principe Responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion, Coll. Champs, 1995, p. 233. Je souligne.
[4] Günther Anders, Le temps de la fin, L’Herne, 2007, p. 88. Je souligne.
[5] Pour ce qui est de la Bible, le Deutéronome nous apprend que le seul et véritable critère de reconnaissance du vrai prophète était que sa parole s’accomplissait, que sa prophétie s’avérait exacte : « Peut-être diras-tu en ton cœur : “Comment reconnaîtrons-nous la parole que Yahvé n’a pas dite ?” Quand le prophète aura parlé au nom de Yahvé, si ce qu’il dit n’a pas lieu et n’arrive pas, voilà la parole que Yahvé n’a pas dite ; c’est par présomption qu’a parlé le prophète : tu ne le redouteras pas ! » [Deut. 18: 21-22]. C’est la non-réalisation de la prophétie qui prouve qu’elle n’est pas d’origine divine. Dans un monde laïc, ce même critère peut servir à distinguer les charlatans des autres prédicteurs.
[6] Deux livres fort différents illustrent cette incompréhension. L’essayiste Pascal Bruckner, dans son pamphlet Le fanatisme de l’apocalypse (Grasset, 2011), use jusqu’à la corde une technique qui atteint bien vite le point de rupture : alors qu’il devrait se faire tout petit devant l’importance des enjeux, il se moque de ce qu’il ne comprend pas. Se référant à la citation d’Anders que j’ai faite plus haut, il y voit une manifestation de fausse humilité, sans saisir que l’humilité n’a rien à voir à l’affaire et que le prophète efficace se condamne vraiment à avoir tort. Citant Jonas comme je l’ai également fait, il ironise : « Gagner, ce serait perdre mais perdre c’est gagner », incapable de comprendre la logique perverse de la prophétie de malheur. Le livre de Michaël Foessel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, (Seuil, coll. Points Essais, 2012/2019) est d’une autre facture, un livre de vrai philosophe cette fois. Cependant, Foessel fait dire aux catastrophistes que « l’apocalypticien contemporain est animé par la passion d’avoir tort. » (p. 30). Non, le catastrophiste rationnel d’aujourd’hui n’a aucunement la passion d’être ridicule : il veut éviter la catastrophe même s’il lui faut pour cela payer le prix de paraître un mauvais, c’est-à-dire un faux prophète. Ce n’est pas du tout la même chose !
[7] Le fait que Hans Jonas porte le nom de ce prophète est l’un de ces clins d’œil de l’histoire qui laisse confondu.
[8] Voir Jean-Pierre Dupuy, Introduction aux sciences sociales. Logique des phénomènes collectifs, Ellipses, coll. Cours de l’École Polytechnique, 1982.
[9] En philosophie, on dirait que l’avenir est contrefactuellement
[10] Dire que l’avenir est nécessaire c’est dire que tous les événements futurs s’y produisent nécessairement : il est impossible qu’ils ne s’y produisent pas. Il est équivalent de dire – mais cela requiert une démonstration – que l’avenir est nécessaire et de dire que tout événement qui ne se produira jamais est impossible.
[11] Au sens technique donné à ce terme par David K. Lewis, à la suite de David Hume, dans son livre Convention, Wiley-Blackwell, 2008.
[12] Dans mon livre L’Avenir de l’économie (Flammarion, 2012), j’ai nommé « coordination par l’avenir » cette modalité de la régulation sociale.
[13] Karl Jaspers, Von Ursprung und Ziel der Geschichte (De l’origine et du but de l’histoire), Munich/Zürich: R. Piper & Co. Verlag, 1949. (Je traduis et souligne).
[14] Trois livres marquent les étapes de ma réflexion : Pour un catastrophisme éclairé, 2002, op. cit.; L’Avenir de l’économie, 2012, op. cit.; La Guerre qui ne peut pas avoir lieu, Desclée de Brouwer, 2019.
[15] La nécessité, à l’instar de la possibilité chez Bergson, ne peut être que rétrospective. Un événement qui se produit devient nécessaire, non seulement parce qu’il entre dans le passé, mais parce qu’il devient vrai qu’il aura toujours été nécessaire.
[16] Cette figure paradoxale est exactement celle que le regretté anthropologue et sociologue Louis Dumont nommait la « hiérarchie comme englobement du contraire ». Voir Louis Dumont, Homo Hierarchicus, Gallimard, 1967 ; repris in Coll. Tel, 1979.
PHILOSOPHE, PROFESSEUR À STANFORD UNIVERSITY
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Avec Broute en librairie et les goguettes en folie
23/11/20
Un moment avec broute en librairie
23/11/20
Et vive les goguettes ! Et si ça vous plait, il y a plusieurs vidéos très chouettes sur leur site http://lesgoguettes.fr/
Sophie DIVRY
23/11/20
Ce texte de Sophie Divry, écrivaine, bouleversant de vérité :
« BASCULE.
En début de semaine, sur France Inter et sur France Culture, il y avait parallèlement deux spécialistes du droit des libertés. Maurice Spinozi, avocat, et Jean-Marie Delarue, l’ex-contrôleur général des lieux de privation de liberté. Tous deux alertaient sur la perte des libertés publiques, et la multiplication des lois sur la sécurité.
Delarue disait gravement : « Ce que nous avons mis des décennies à construire peut être détruit en une matinée. » Spinozi disait : « On construit aujourd’hui la législation pour notre asservissement de demain ».
Il y a une dérive autoritaire. Ce ne sont plus seulement Ruffin ou Mélenchon qui le disent, elle est soulignée jusque dans les rangs de LREM.
La pandémie (réelle et inattendue) fait passer toutes les démocraties dans un bain révélateur. Si je regarde mon pays, objectivement, il n’y a plus de séparation des pouvoirs. Le présidentialisme est plus que renforcé. La police a une impunité de fait. Le Président décide seul avec le Conseil de Defense, qui, de la bouche de Darmanin lui-même est en passe de remplacer le Conseil de Ministres. Le Parlement est muselé par l’Etat d’urgence.
Ce matin-là, je me suis dit que vraiment, on bascule. Et qu’il faut s’en rendre compte et réagir. Deuis des mois je lis des tribunes de juristes constitutionalistes qui hallucinent sur le niveau de contrôle de population. Maintenant c’est l’ONU qui fait des rapports de plusieurs pages sur le climat liberticide.
Car ce n’est pas que l’article 24 sur l’interdiction de filmer la police dans ses exactions. Il y a aussi la loi sur la recherche ; on veut créer un délit passible de 3 ans d’emprisonnement en cas d’occupation des facs.
Que se passe-t-il ?
Au début du reconfinement, à la radio, lors d’une foire aux questions, un auditeur appelait pour demander si la police avait le droit de « rentrer chez moi pour vérifier qu’ils étaient moins de 6 à table ». On en est donc à se poser ce genre de questions ?
Tout ce qui était impensable devient questionnable, puis proposé, et tout ce qui est proposé devient loi. On a du mal à y croire, à ce basculement.
Il m’obsède.
C’est comme la grenouille dans l’eau qui chauffe. A quel moment va-t-on bondir de l’eau qui bout et sauver notre démocratie ? A quel moment va-t-on entrer en résistance et comment ?
Maintenant que le vaccin se profile, maintenant que nous connaissons mieux les gestes-barrières, quand dira-t-on que l’urgence, maintenant, « en même temps », c’est la liberté ?
Et comment résister à ce glissement ? Comment aussi valoriser nos droits individuels plutôt qu’une soumission sans réserve ? Comment éviter les discours complotistes tout en alertant sur le fait que notre pays n’est plus ce qu’il prétend être ?
En tout cas il ne faudra pas compter sur les journalistes de France Inter. Nicolas Demorand et Léa Salamé sont toujours du côté du pouvoir, et ce matin-là aussi. Ils jacassaient : « Mais il y a des attentats, et on ne doit rien faire !? », « Les Français les veulent ces lois sécuritaires ! » « Vous ne pensez pas qu’il y a un problème de sécurité en France ? » Jamais on ne les entendra dire qu’ils étouffent, qu’ils s’inquiètent, qu’ils sont choqués par le retour de la force comme seule logique pour la France.
La multiplication des discours complotistes se déploie sur le manque global d’esprit critique des journalistes. Il aurait fallu sentir les journalistes vigilants, inquiets, défendants nos libertés individuelles, et pas uniquement leurs libertés professionnelles quand, évidemment, elles finissent par être attaquées aussi. Pourquoi aucun journaliste n’a demandé au Président : « Mais quel intérêt de dépasser ou pas le 1km ? » « C’est grave de priver nos concitoyens de leur liberté de culte, non ? » Aucun journal n’a lancé de campagne, même mesurée, contre ces attestations ridicules. Les médias ne donnent pas assez la voix à nos inquiétudes. Moi je suis très inquiète. Non seulement d’un pouvoir hors de contrôle, mais de la perte du sens des libertés individuelles chez chacun de nous. »
liens documentaires
23/11/20
Cultiver l’incertitude pour croître dans un environnement instable ? On en parle avec Dorian Astor, philosophe nietzschéen à l’occasion de la parution de « La passion de l’incertitude (Ed. de l’Observatoire, sep. 2020) https://www.franceculture.fr/e
livre, raviver les braises du vivant, Baptiste Morizot
Raviver les braises du vivant
Baptiste Morizot
02 Sep, 2020
Face à la crise écologique actuelle, à la fragilisation du vivant, nos actions semblent impuissantes. Mais c’est peut-être qu’on protège mal ce qu’on comprend mal. Et si nous nous étions trompés sur la nature de la “nature” ? La biosphère n’est pas un “patrimoine” comparable à un monument qu’on détruit. Le vivant – l’ensemble des processus éco-évolutifs – est une force de régénération et de création continue. Le vivant n’est pas une cathédrale en flammes – c’est un feu qui s’éteint. Le vivant est le feu lui même. Un feu créateur. Un feu qui n’est pas en notre pouvoir, mais qui est à défendre ; fragilisé par nos atteintes, mais plus puissant que nous. Ce n’est pas nous qui l’avons fait, c’est lui qui nous a faits. Le défendre, ce n’est donc pas le rebâtir, c’est l’aviver. La biosphère est un feu vivant qui peut repartir, si nous lui restituons les conditions pour qu’il exprime sa prodigalité. Comment attiser les braises ? À partir d’une étude de cas sur une initiative de défense des forêts en libre évolution, il s’agit de montrer ce qui fait un “levier d’action écologique” d’envergure – afin de pouvoir en imaginer des milliers. Nous ne sommes pas des Humains face à la Nature. Nous sommes des vivants parmi les vivants, façonnés et irrigués de vie chaque jour par les dynamiques du vivant. Nous ne sommes pas face à face, mais côte à côte avec le reste du vivant, face au dérobement de notre monde commun. Tout l’enjeu est là : que devient l’idée de “protéger la nature” quand on a compris que le mot “nature” nous embarquait dans une impasse dualiste, et que “protéger” était une conception paternaliste de nos rapports aux milieux ? Cela devient raviver les braises du vivant, c’est-à-dire lutter pour restituer aux dynamiques de l’éco-évolution leur vitalité et leur pleine expression. Défendre nos milieux de vie multispécifiques. L’ancienne protection de la nature était confisquée par les experts et les États, cet ouvrage se penche sur des initiatives qui révèlent un mouvement puissant, qu’il faut accompagner et nourrir : la réappropriation, le reclaim citoyen de la défense du tissu du vivant, du soin des milieux de vie. Nous sommes le vivant qui se défend.
compositions personnelles, chronique d’un papa qui pédale en Val d’Azun